La métropolisation au regard de la restructuration des catégories socioprofessionnelles

Tertiarisation de l’emploi et spécialisations sociales (1968-2015)

*Université de Rouen-Normandie, UMR CNRS 6266 IDEES, **INED
Publié le

15 novembre 2021

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la géographie urbaine et la géographie sociale de la France se sont transformées en profondeur (Cailly et Vanier, 2010). La croissance urbaine, lente depuis le XIXème siècle, s’est considérablement accélérée entre les années 1950 et 1970. Cette croissance a fortement bénéficié aux plus grandes villes et l’agglomération parisienne a vu son poids au sein du réseau urbain national s’accroître tant en termes de population que d’emplois. Si la croissance urbaine a diminué après cette période, ce processus de métropolisation s’est accéléré à partir des années 1970. Il est caractérisé par une transformation du système productif, en particulier une redistribution des emplois industriels vers les régions voisines de la région parisienne qui s’est elle-même tertiarisée, en concentrant toujours davantage les fonctions d’encadrement (cf. fiche « La mégarégion parisienne. Des dynamiques démographiques et économiques contrastées », P. Thiard).

Parallèlement, la périurbanisation, redynamisée dans les années 1970 par la généralisation du crédit, l’industrialisation de la maison individuelle et la modernisation des transports, a également modifié en profondeur le peuplement de la France. Paris a constitué une véritable pompe démographique, qui a attiré et redistribué les populations à différentes échelles. Son desserrement dépasse de loin aujourd’hui le cadre de la région, le pôle parisien attirant des navetteurs de plus en plus nombreux depuis les campagnes des régions limitrophes (Senlis, Vernon, etc) et depuis d’autres villes bien connectées par les réseaux ferrés et/ou autoroutiers (Reims, Orléans, Amiens , Rouen, etc.) (Brendler et al, 2019). En outre, l’étalement urbain ne s’est pas réalisé de manière neutre socialement, comme le montrent des travaux portant sur la spécialisation sociale qui s’est opérée au sein des périphéries (Berger, 2004) et sur les phénomènes de gentrification des centres observés dans de nombreuses villes (Bidou-Zachariasen, 2003), notamment à Paris et en Île-de-France.

Ainsi, les redistributions des populations et des groupes sociaux en France et au sein de la mégarégion parisienne1 relèvent de processus complexes, enchevêtrés, opérant à des échelles, ampleurs et rythmes divers. L’étude de l’inégale répartition des groupes sociaux renvoie à tout un ensemble de travaux sur la notion de ségrégation spatiale, qui a principalement été appréhendée à l’échelle des agglomérations, notamment dans le cas de Paris. Or le renforcement du fonctionnement réticulaire des grandes villes et les grands systèmes régionaux dessinés par les flux de mobilité résidentielle (Baccaïni, 2018), nous invite à dépasser l’échelle de l’agglomération parisienne en intégrant dans l’analyse les territoires voisins et les espaces urbains plus lointains sous influence de l’agglomération parisienne. Si le mouvement général depuis 1968 est bien connu - à savoir une augmentation globale des classes supérieures et leur concentration relative dans les plus grandes villes - sa description a rarement été réalisée à une échelle plus large que l’Île-de-France. C’est l’objectif de cette fiche, qui s’appuie sur les données harmonisées du recensement depuis 19682 et une définition des classes sociales ne se restreignant pas à la population active. Après avoir présenté le phénomène de tertiarisation de l’emploi dans de la mégarégion parisienne, nous nous intéresserons à l’évolution de la localisation des classes supérieures en son sein.

La rapide tertiarisation de l’emploi dans la mégarégion

Depuis le milieu du XXème siècle, la structure socio-professionnelle de la mégarégion parisienne s’est radicalement transformée, à l’image des dynamiques observées à l’échelle nationale. En France, l’emploi agricole s’effondre à partir des années 1950. La part des agriculteurs dans la population active de 25 à 54 ans passe de 11 % en 1968 à 1 % en 2017. Parallèlement, les emplois tertiaires se développent de manière exponentielle, ce qui contribue à l’augmentation des emplois qualifiés : sur la même période, la part des cadres et professions intellectuelles supérieures a triplé passant de 6 % à 18 % et celle des professions intermédiaires a presque doublé (14 % à 26 %). La désindustrialisation s’est enclenchée un peu plus tardivement et a conduit à la destruction d’une partie des emplois ouvriers : ceux-ci se maintiennent globalement jusqu’aux années 1980 puis décroissent, passant de 30 % des actifs en 1990 à 21 % en 2017 (selon les données harmonisées du recensement 1968-2017, INSEE).

La structure socio-professionnelle de la mégarégion diffère dès 1968 du reste de la France avec une moindre présence des agriculteurs et au contraire une surreprésentation des cadres, professions intermédiaires et employés. La tertiarisation de l’emploi a été encore plus marquée qu’à l’échelle nationale, essentiellement du fait d’une croissance plus rapide de la part de cadres et professions intellectuelles supérieures qui passe de 9 % en 1968 à 23 % en 2015. Malgré le maintien d’une importante activité de production notamment dans la Basse-Seine, le recul relatif des fonctions de fabrication au profit des fonctions de décision, de conception, de formation et de services aux entreprises dans la mégarégion a été beaucoup plus précoce et intense que dans le reste de la France ; la part des ouvriers dans la population active accuse une décroissance linéaire depuis 1968 (et ce, malgré le développement du secteur de la logistique le long de la vallée de la Seine).

Distribution des actifs de 25 à 54 ans de la mégarégion parisienne par catégorie socio-professionnelle de 1968 à 2015

Figure 1 : Distribution des actifs de 25 à 54 ans de la mégarégion parisienne par catégorie socio-professionnelle de 1968 à 2015

La complexification de la mosaïque sociale au sein de la mégarégion

Si la croissance des emplois à haut niveau de qualification a été massive dans la mégarégion parisienne, celle-ci ne s’est pas opérée uniformément sur cet espace. Nous nous intéressons maintenant plus particulièrement à la localisation des classes supérieures au sein de la mégarégion, en définissant les classes supérieures comme les adultes, actifs ou non, de catégorie socio-professionnelle cadres et professions intellectuelles supérieures (PIS), retraités des cadres et PIS et chefs d’entreprise d’au moins 10 salariés. Cette définition, rendant compte de la position sociale quelle que soit la position dans le cycle de vie, intègre ainsi autant les jeunes adultes entrant sur le marché de l’emploi que les retraités dont les migrations, respectivement, vers des pôles d’emploi ou vers des lieux d’installation au moment de la retraite, contribuent à moduler les divisions sociales de l’espace. L’unité spatiale mobilisée est celle des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), permettant une lecture plus aisée des évolutions dans la mégarégion et permettant de faire le lien avec les travaux sur les moteurs de l’évolution sociale des territoires de cet espace présentés dans une autre fiche (cf. fiche « Mobilités résidentielles, mobilités sociales et recompositions socio-territoriales au sein de la méga-région parisienne (1968-2015) », Amat F., Imbert C., Le Roux G.).

La figure 2 montre la forte progression de la part des classes supérieures dans la population de la mégarégion depuis 1968 avec une phase d’accélération dans les années 1980 puis une autre dans les années 2000. À l’échelle de la mégarégion, la proportion des classes supérieures dans la population adulte passe de 8 % en 1968 à 22 % en 2015, tandis que celle des classes populaires (définies comme les catégories socio-professionnelles employés et ouvriers, y compris les retraités) passe de 64 % à 48 %. Le graphique de la figure 2 montre bien que la progression des classes supérieures a été plus largement captée par les grands EPCI avec en moyenne en 2015 un adulte sur dix des classes supérieures dans les EPCI de moins de 50 000 habitants contre plus d’un adulte sur cinq pour les EPCI de plus de 200 000 habitants. Ce résultat ne saurait cacher le fait que parmi les classes supérieures, les franges les plus qualifiées sont fortement drainées par Paris (cf. fiche « La faiblesse des fonctions métropolitaines dans les grandes villes périphériques du Bassin parisien », N. Gouin).

La forte augmentation de la proportion des classes supérieures dans les plus grands EPCI est sans doute également à mettre en relation, d’une part, avec les phénomènes de relocalisation des activités industrielles et logistiques en périphérie des villes, qui a contribué, dans des petites villes et des espaces ruraux affectés par la perte d’emploi agricole (Hilal et al, 1995), à maintenir une main d’œuvre peu qualifiée sur place, d’autre part avec les processus de gentrification des centres et de périurbanisation vers des localisations de plus en plus éloignées des centres pour les classes moyennes et populaires (cf. fiche « La périurbanisation parisienne à la conquête de ses marges », M. Berger).

En 1968, on observe ainsi les plus fortes proportions de classes supérieures dans la métropole du Grand Paris et surtout dans les EPCI qui la bordent à l’ouest, comme Versailles Grand Parc et Saint Germain Boucles de Seine. Les EPCI des grandes villes, comme ceux de Rouen, Le Havre, Reims, se situent dans une position intermédiaire tandis que les classes supérieures restent quasi-absentes du tissu de petits EPCI éloignés de l’Île-de-France. Si la transformation de la structure sociale a affecté la quasi-totalité des territoires de la mégarégion, le peuplement des EPCI et la hiérarchie socio-territoriale sont devenus plus complexes. Entre 1968 et 2015, on observe ainsi une très forte croissance des EPCI franciliens et limitrophes de la région, qui se double d’une structuration sociale bien connue. Les classes supérieures sont surreprésentées à l’ouest, grignotant de nouveaux espaces périphériques anciennement plus populaires (par exemple Grand Paris Seine et Oise) tandis qu’elles sont très peu présentes au nord-est de l’Île-de-France jusque dans l’Oise (notamment dans les communautés d’agglomération Roissy Pays de France et Creil Sud Oise qui connaissent une paupérisation relative). Les grands EPCI ont poursuivi leur croissance à un rythme en moyenne un peu plus soutenu que les petits et moyens. Néanmoins, ces derniers ont pu connaître des trajectoires de croissance très rapide, notamment en Eure-et-Loir et le long de la Vallée de la Seine, que l’on peut attribuer à l’accroissement de l’aire d’attraction des très grandes villes, avec notamment les EPCI aux portes de l’Eure pris entre les phénomènes de périurbanisation de Paris et Rouen ou encore des pôles secondaires, comme Chartres, Dreux et Beauvais, qui deviennent des options résidentielles pour une partie des classes populaires et moyennes qui travaillent en Île-de-France. La composition sociale des petits EPCI devient très liée à leur proximité aux grandes villes, en lien avec la périurbanisation de celles-ci. Ainsi, à proximité de nombreuses villes, comme par exemple autour de Caen, Rouen ou Orléans, de petits EPCI deviennent attractifs pour une partie des classes supérieures tandis que les petits EPCI du nord et de l’est de la mégarégion ou encore dans le département de l’Orne, éloignés des grandes villes, restent avec des proportions de classes supérieures très faibles, voire se paupérisent. Les EPCI des grandes villes se maintiennent globalement avec des proportions intermédiaires de classes supérieures mais l’on peut constater un décrochage de certaines grandes villes qui deviennent relativement moins attractives comme Le Havre, Le Mans et Auxerre. Ces dernières ont moins bénéficié du développement des emplois hautement qualifiés que d’autres villes du système urbain comme Orléans, Caen ou Rouen, ou encore d’autres villes en marge de la mégarégion comme Tours.

Population adulte et proportions de classes supérieures des EPCI de la mégarégion en 1968 et 2015

Figure 2 : Population adulte et proportions de classes supérieures des EPCI de la mégarégion en 1968 et 2015

Conclusion

Cette fiche présente les effets spatialement différenciés de l’évolution de la structure de l’emploi à l’échelle de la mégarégion parisienne, qui se sont en grande partie traduits par un renforcement des disparités pré-existantes. Ces effets présentent des dimensions multiscalaires : à l’échelle interurbaine où une différenciation apparaît entre les plus grandes villes au profit des plus grands pôles hospitaliers et universitaires ; à l’échelle interne de l’agglomération parisienne avec un embourgeoisement de plus en plus marqué du périurbain ouest francilien ; au niveau des villes petites et moyennes dont la dynamique résidentielle a profité de façon très hétérogène de l’arrivée de cadres des grandes villes et, de la même manière, pour les espaces ruraux qui ont inégalement profité des évolutions économiques selon leur proximité aux pôles d’emplois des cadres. S’il est aisé de mettre en évidence ces évolutions structurelles, il est beaucoup plus complexe de préciser selon quels mécanismes elles ont procédé (évolution du statut social d’une population restée sur place ou bien mobilité différenciée des classes sociales). Cette question est développée dans la fiche des mêmes auteurs « Mobilités résidentielles, mobilités sociales et recompositions socio-territoriales au sein de la méga-région parisienne (1968-2015) ».

1 Nous mobilisons la définition de la mégarégion parisienne (Hall, Pain, 2006) correspondant à l’aire d’influence de Paris comme système urbain fonctionnel.

2 Base de données de l’INSEE disponible à l’adresse https://www.insee.fr/fr/statistiques/3635065?sommaire=2414232 (10/11/2021).

Bibliographie

BACCAÏNI Brigitte (dir.), 2018. Les mobilités résidentielles en France, tendances et impacts territoriaux. Rapport 2018 du CGET et de l’Observatoire des territoires.

BERGER Martine, 2004. Les Périurbains de Paris. De la ville dense à la métropole éclatée. Paris : CNRS Éditions.

BIDOU-ZACHARIASEN Catherine (dir.), 2003. Retours en ville - des processus de "gentrification" urbaine aux politiques de "revitalisation" des centres. Paris : Descartes et Cie, coll. "Les urbanités".

BRENDLER Jonathan, FAURE Sophie, LE GOFF Florian, MOUNCHIT Nabil, ROCHELLE Sandrine, 2019. Partie 2. Les mobilités domicile-travail. In : Les mobilités dans le Bassin parisien à trois âges de la vie : faire ses études, aller travailler, prendre sa retraite. Insee dossier Ile-de-France, n°5, novembre 2019. pp. 13-19.

CAILLY Laurent, VANIER Martin, 2010. La France, une géographie urbaine. Armand Colin, coll. « U ».

HALL Peter, PAIN Kathy, 2006. The Polycentric Metropolis. Learning from Mega-City Regions in Europe, Routledge, 256 p.

HILAL Mohamed, PIGUET Virginie, SCHMITT Bertrand, 1995. Communes rurales et petites villes dans la hiérarchie urbaine. Economie et statistique, n°282, 1995. pp. 21-36.