La faiblesse des fonctions métropolitaines dans les grandes villes périphériques du Bassin parisien

UMR CNRS 6266 IDEES
Publié le

12 avril 2021

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Le degré de métropolisation des grandes villes est généralement mesuré par le taux d’emplois dits stratégiques (Sassen, 1991 ; Scott, 2001), c’est-à-dire des emplois de haut niveau (finances, direction, gestion, coordination) traduisant la présence de centres de commandement économiques (sièges sociaux, banques notamment) censés permettre à un territoire d’être doté d’une certaine autonomie et de rayonner sur les territoires environnants. Dans les années 1990, la catégorisation fonctionnelle de l’emploi menée par Félix Damette (1994) au sein du laboratoire Strates a permis de dépasser les approches par secteurs (primaire-secondaire-tertiaire) et par catégories socio-professionnelles afin d’analyser plus finement la structuration des systèmes productifs. Ce travail a été repris par l’INSEE, qui a défini quinze grandes fonctions, regroupées en quatre grands blocs : les fonctions présentielles, productives, métropolitaines et transversales. Les fonctions métropolitaines regroupent ainsi les fonctions de Conception-Recherche, de Prestations intellectuelles, de Culture-loisirs, de Commerce Inter-Entreprises et de Gestion. Ces fonctions sont surtout localisées dans les grandes villes. En France, 72% des cadres des fonctions métropolitaines (CFM) sont localisés dans les douze premières aires métropolitaines1, selon une typologie établie par Laurent Carroué (2013).
Les plus grandes aires urbaines du Bassin parisien (appartenant au système urbain de Paris, Berroir et al., 2012) sont d’une taille relativement modeste. Ainsi, la plus peuplée (Rouen) arrive au 12ème rang national avec 261 000 emplois. Au-delà d’un déficit de taille (en nombre d’emplois), les aires urbaines du Bassin parisien possèdent une faible part de CFM dans l’emploi (inférieure à 10 %). Si l’on prend l’exemple de Rouen, plus grande zone d’emploi du Bassin parisien, sa part de CFM dans l’emploi (7,7 % en 2016) est largement inférieure à des villes de rang comparable (Rennes : 12,2 %, Grenoble : 15,5 %, Montpellier : 13,4 %).
De plus, entre 1982 et 2016, l’augmentation de la part de CFM dans l’emploi a été plus forte dans les grandes zones d’emplois des métropoles du Sud et de l’Ouest de la France (Toulouse, Nantes, Rennes, Aix-en-Provence, Lyon) que dans les villes périphériques de la mégarégion, contribuant ainsi à un creusement de l’écart (figure 1). Au sein de la méga-région de Paris, hors Île-de-France, seules les zones d’emploi du Mans et de Caen ont connu une croissance de la part de CFM dans l’emploi supérieure à la moyenne nationale, malgré une augmentation en nombre d’emplois relativement faible. En Île-de-France, la croissance des CFM a fortement augmenté en nombre d’emplois, notamment dans les zones d’emplois de Paris et de Versailles-Saint-Quentin, même si la croissance relative est parfois faible (Roissy, Évry) à cause d’un taux de CFM déjà élevé en 1982. La carte montre ainsi qu’il y a un phénomène de desserrement du centre mais de polycentrisme à l’échelle de la mégarégion.

Carte de l’évolution de la part de CFM dans l’emploi entre 1982 et 2016

Figure 1 : Carte de l’évolution de la part de CFM dans l’emploi entre 1982 et 2016, selon les zones d’emplois.

De plus, une analyse comparée des cinquante premières aires urbaines françaises (figure 2) montre qu’à l’exception d’Orléans, Reims et Troyes2, toutes les aires urbaines du Bassin parisien connaissent une sous-représentation des CFM dans l’emploi par rapport à leur rang dans l’armature urbaine française. L’écart le plus significatif concerne Rouen, qui passe du 12ème rang pour la taille de l’aire urbaine en nombre d’emplois) au 28ème rang en termes de part de CFM, mais c’est également le cas d’autres villes comme Amiens (de 30ème à 40ème par rapport au nombre d’emplois), Caen (de 20ème à 25ème) ou Le Havre (de 31ème à 41ème). Ce ne sont certes pas les écarts les plus spectaculaires, ces derniers étant détenus par trois aires urbaines du Bassin houiller (Douai-Lens, Valenciennes et Béthune) affectées par de puissants processus de désindustrialisation et de décroissance.

Comparaison des rangs des 50 premières aires urbaines selon le nombre d’emplois et la part de CFM dans l’emploi

Figure 2 : Comparaison des rangs des 50 premières aires urbaines selon le nombre d’emplois et la part de CFM dans l’emploi.

Cette sous-représentation des CFM dans les principales aires urbaines du Bassin parisien est souvent attribuée à la proximité de la métropole parisienne (par exemple Gay, 2000). Pourtant Orléans, qui se situe comme Rouen, Amiens ou Reims dans un rayon de 150 km autour de Paris, fait exception (9,7 % de CFM dans l’emploi par exemple). Elle figure ainsi parmi les 10 agglomérations françaises comptant le plus de sièges d’entreprises, et possède également un certain nombre de laboratoires privés (Servier) et publics (BRGM par exemple) (Mirloup, 2002). Cette situation, assez exceptionnelle dans le Bassin parisien peut être lue comme une conséquence du choix opéré par l’État, à la fin des années 1960, d’y décentraliser des activités industrielles de pointe et du tertiaire supérieur (DATAR, 1969 ; Thiard, 2001). Ainsi, Orléans bénéficia dans les années 1970 et 1980 d’une relative décentralisation tertiaire, qui continua dans les années 1990 avec l’implantation d’un centre IRD, du siège national de l’Institut français de l’environnement, de laboratoires CNRS (Mirloup, 2002), ce qui peut expliquer pourquoi Orléans possède aujourd’hui une part de CFM plus importante que les autres grandes villes du Bassin parisien. Cet exemple montre donc que la centralisation des fonctions métropolitaines qui caractérise la mégarégion parisienne ne tient à aucune fatalité économique.
En conclusion, la faiblesse des CFM dans les grandes villes périphériques du Bassin parisien est imputable à plusieurs facteurs : la proximité de la métropole parisienne, l’insuffisance des politiques d’aménagement au sein du Bassin parisien, ainsi que le choix opéré depuis les années 1960 de privilégier le développement de l’Île-de-France au détriment des régions périmétropolitaines (voir fiche sur le SDAURP). Cette fragilisation est à l’origine d’une divergence entre le centre et les périphéries de la mégarégion parisienne qui la distingue de ce qu’on observe ailleurs en Europe (voir fiche sur le PIB).

1 Le géographe Laurent Carroué considère qu’une métropole doit regrouper plus de 500 000 habitants, plus de 200 000 emplois et plus de 20 000 cadres des fonctions métropolitaines. En France, correspondent à ces critères les aires urbaines de Paris, Lyon, Marseille, Lille, Toulouse, Bordeaux, Nice, Nantes, Strasbourg, Grenoble, Rennes et Montpellier (à partir du recensement de 2009).

2 En ce qui concerne Troyes, les parts de CFM rapportées à la population et l’emploi sont pourtant très faibles, mais par un biais statistique dû à l’utilisation des 50 premières urbaines et à la sous-représentation des CFM dans certaines aires urbaines de taille supérieure (Toulon, Valenciennes, Béthune, Douai-Lens, Perpignan, Dunkerque) Troyes se retrouve mieux classée, ce qui n’aurait pas été le cas avec la comparaison des 100 premières aires urbaines.

Bibliographie

BERROIR, Sandrine, CATTAN, Nadine, GUÉROIS, Marianne, PAULUS, Fabien et VACCHIANI-MARCUZZO, Céline, 2012. Les systèmes urbains français. In : Synthèse DATAR, Travaux en Ligne. 2012. Vol. 10.

CARROUÉ, Laurent, 2013. Chapitre 3 - Système urbain et système(s) productif(s). In : La France : les mutations des systèmes productifs. 2013. p. 87126.

DAMETTE, Félix, HAUTBOIS, Alexandre, FRANCIA et DÉLÉGATION À L’AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE ET À L’ACTION REGIONALE, 1994. La France en villes. Paris : Documentation française. ISBN 978-2-11-003273-7.

DAMETTE, Félix et SCHEIBLING, Jacques, 1992. Le Bassin parisien: système productif et organisation urbaine. Paris, France : Université de Paris I, Laboratoire Strates. ISBN 978-2-11-087096-4.

DATAR, 1969. Livre Blanc du Bassin Parisien.

GAY, François-Jean, 2000. Le Bassin Parisien. In : La France dans ses régions. Tome 1. Paris, France : SEDES, 2000.

MIRLOUP, Joël, 2002. Orléans, éléments d’un système métropolitain. In : Mappemonde. 2002. n° 68.

SASSEN, Saskia, 1991. The global city: New York, London, Tokyo. Princeton, N.J : Princeton University Press.

SCOTT, Allen John (éd.), 2001. Global city-regions: trends, theory, policy. Cambridge, UK New York : Oxford University Press.

THIARD, Philippe, 2001. Les dynamiques du Bassin parisien (1975-1990): un système spatial entre mutations du système productif et impact des politiques publiques. Thèse de doctorat. Paris, France : Université Panthéon-Sorbonne.