L’agriculture urbaine dans la mégarégion parisienne
Un outil pour réhabiliter l’habiter et repenser le lien au vivant
22 octobre 2022
De la ville fonctionnelle à la crise urbaine
Depuis le début du 21ème siècle, l’agriculture urbaine a contribué à développer un nouvel regard sur le vivant non humain en milieu urbain. L’Appel à Projet Quartiers Fertiles lancé par l’ANRU (Agence nationale de rénovation urbaine) en 2020, qui est un « outil de massification et d’accélération de l’agriculture urbaine sous toutes ses formes (jardins d’insertion, micro fermes urbaines, projets complexes…) » et dont près du quart des projets lauréat est concentré dans la mégarégion francilienne, symbolise cette nouvelle attention à la nature en ville. Celle-ci contribue par ailleurs à repenser l’approche des questions alimentaires dans les dispositifs de rénovation urbaine dont un grand nombre sont localisés dans le bassin parisien.
Ce nouveau paradigme urbanistique vient en partie remettre en question ce que nous avons connu tout au long du 20ème siècle, au cours duquel l’urbanisme entretient alors, notamment sous l’influence de la Charte d’Athènes et des différents CIAM (Congrès Internationaux d‘Architecture Moderne), un rapport ambigu avec la nature. Bien sûr, celle-ci est au cœur de la pensée des architectes urbanistes du Mouvement moderne liés à la Charte d’Athènes qui font de la « ville verte », un paradigme social et hygiéniste pour améliorer les conditions de vie des populations citadines. Ils s’appuient pour cela sur la notion « d’espaces libres » qui vient s’intégrer plus largement dans la théorie de la ville en silos, résumée par la formule de Le Corbusier, un des artisans de la Charte : « Travailler, habiter, circuler, se récréer ».
Figure 1 : Exemples de localisation de sites d'agriculture urbaine dans la mégarégion
Ces « espaces libres » sont donc essentiellement des espaces de « nature » que l’on retrouvera en abondance dans la conception des grands ensembles dès la fin des années 1950 tant dans le milieu urbain dense (Maine-Montparnasse 2 dans le 14ème arrondissement à Paris en 1958) que dans la banlieue parisienne notamment en Seine Saint Denis (Les Courtillières à Pantin en 1955). Les futures villes nouvelles créées au milieu des années 1960 reprennent aussi ce trait urbanistique comme Cergy-Pontoise dans le Val d’Oise en 1970, imaginée comme une ville paysage mais aussi Val-de-Reuil dans l’agglomération rouennaise (en 1972) créée au milieu des terres agricoles pour décongestionner l’agglomération parisienne.
Ces « espaces libres » participent alors aux normes d’urbanismes de l’époque, autour de l’hygiénisme et du loisir (Mathis et Pepy, 2017), devenant progressivement un outil fonctionnel urbain presque désincarné bien plus qu’un espace vivant, végétal et animal.
Précédent la Charte d’Athènes, un courant architectural né en Angleterre en 1898 sous l’impulsion de Ebenezer Howard avait pourtant imaginé un traitement urbanistique bien différent du vivant en ville, à travers le concept de cité-jardin. Repris en France par le Musée social, celui propose à travers le regroupement d’habitations autour de lopins de terre, un objet urbain que l’on pourrait qualifier de précurseur de l’agriculteur urbaine moderne.
Les habitants peuvent ainsi y cultiver de petites parcelles potagères au sein d’un cadre tenant lieu d’idéal urbain « combinant les avantages de la campagne à ceux de la ville pour offrir aux habitants un cadre de vie agréable » (Paquot, 2013). Les cités jardins se développent notamment en Île-de-France : à Paris, en 1912, avec « La campagne à Paris » dans le 20ème arrondissement, en Seine-Saint Denis à Pantin avec « La Cité des Foyers » en 1911 mais aussi la cité-jardin de Stains édifiée en 1921 ou encore la cité-jardin de Pontoise dans le Val d’Oise construite en 1931.
Figure 2 : Photographie de la cité jardin de Stains, édifiée entre 1921 et 1933 par les architectes Eugène Gonnot et Georges Albenque avec, avenue Paty, sa partie pavillonnaire de style anglais (source : A. Lagneau ©, 2016)
Les cités jardins s’inspirent notamment de la philosophie des jardins ouvriers crées à la fin du 19ème siècle par l’Abbé Lemire dans le Nord de la France (rebaptisés en 1952 jardins familiaux) dont l’objectif est là encore centré sur l’hygiénisme mais avec un autre pilier, celui de nourrir les habitants. Cent-cinquante ans après leur naissance, ces jardins retrouvent dans cette première partie du 21ème siècle, et tout récemment avec la pandémie de la Covid 19, un nouvel intérêt aux yeux des habitants comme des acteurs (politiques, économiques…) de la ville (Lagneau, 2020).
Situés souvent en lisière de ville mais aussi pour certains d’entre eux, notamment en Seine-Denis, dans l’urbain dense à l’image des Jardins des Vertus à Aubervilliers, les jardins familiaux s’étendent fréquemment sur plusieurs milliers de mètres carrés. Ils constituent à ce titre des éléments essentiels de la trame verte, ces continuités écologiques entre les territoires indispensables à la biodiversité ordinaire (Clergeau, 2020). Ces trames vertes permettent d’éviter la fragmentation des espaces et des habitats, bénéficiant à la biodiversité mais facilitant aussi la reconnexion du vivant humain et non humain.
Encadré n°1 : Les jardins familiaux des Vertus – Une JAD (Jardins à Défendre) à Aubervilliers
Depuis 1935, l’association des Jardins des Vertus gère 26 000 m² de terre, répartis en 85 parcelles. Celles-ci sont situées en contrebas du Fort d’Aubervilliers, au pied de grands ensembles et à l’intersection de trois communes (Aubervilliers, Bobigny et Pantin). Mais ce lieu est menacé par un triple projet : la construction d’un gigantesque complexe aquatique avec piscine olympique et solarium et les aménagements portés par la société du Grand Paris Aménagement (GPA) d’une gare de métro de la ligne 15 du Grand Paris Express ainsi que d’un « écoquartier » près du Fort d’Aubervilliers. Depuis plusieurs mois, les adhérents, sympathisants et riverains de ce lieu situé dans un territoire ultra minéral au milieu des quartiers populaires se mobilisent et en ont fait une JAD (Jardins à Défendre) sur le modèle des ZAD (Zone à Défendre).
Les jardins collectifs, qu’ils soient partagés ou familiaux pour les formes les plus répandues, les micro-fermes urbaines mais aussi toutes les formes plus alternatives d’agriculture urbaine situées notamment dans les friches ou les interstices des villes ou encore les Zones à Défendre (ZAD) - dont le projet agricole et alimentaire constitue l’un des piliers de leurs luttes socio-environnementales -, sont des démarches exemplaires de tentatives visant à préserver et à développer une agriculture sociale, collective et territoriale qui inclue de nouveaux rapports entre l’humain et le vivant non humain (Lagneau, 2020).
Si les Cités jardins ou les jardins ouvriers ont permis, dans leur dimension agricole et potagère notamment, le maintien d’un lien bien réel à la biodiversité tout en reliant entre eux les habitants, l’urbanisme fonctionnel et ses « espaces libres » ne peut donc prétendre à la même réussite. Certes, les espaces verts hérités de cette pensée architecturale ont occupé près de 40 % du foncier des grands ensembles (Mathis et Pepy, 2017). Mais parce que leur « fonction » ne correspondait pas à la volonté de créer ou de préserver la biodiversité, ils ont le plus souvent fini en pelouses jaunies, entretenues mécaniquement et chimiquement.
Ainsi, tout particulièrement dans les quartiers populaires et au cœur des grands ensembles, le traitement « fonctionnel » réservé à la nature a contribué à isoler durablement des générations d’habitants de tout contact avec la faune et la flore. S’il ne s’agit là que d’un des facteurs qui ont mené à la dégradation de la qualité de vie des populations dans ces territoires, cette absence d’aménité environnementale y a tout aussi contribué (Younes, 2020).
Pour résorber la crise urbaine dans ces quartiers apparue dès les années 70, l’attention s’est alors portée sur le bâti en lui-même sans réussir, malgré les tentatives de concertation mises en place (Epstein-Donzelot 2006), à véritablement impliquer les habitants. Ces concertations en demi teintes et les politiques lourdes de rénovation ont favorisé le risque d’une rupture définitive avec l’attachement des habitants à leur lieu de vie (Veschambre, 2008). Cet attachement, qui participe à l’enjeu de « l’Habiter » (Berque, 2006), la nature, prise au sens du vivant non humain et donc de la biodiversité, et plus particulièrement aujourd’hui l’agriculture urbaine peuvent contribuer à le réhabiliter, le favoriser (Sennet, 2019).
Faciliter la reconnexion du vivant humain et non humain
La possibilité de « réhabiliter l’Habiter » avec l’agriculture urbaine dans le cas des quartiers populaires peut s’inscrire dans l’opération globale de requalification urbaine. Elle constitue un outil d’empowerment tel que défini par la notion de pouvoir d’agir dans le rapport « Pour une réforme radicale de la politique de la ville » (Bacqué-Mechmache, 2013). L’agriculture urbaine, à l’image de l’installation de la ferme urbaine de l’Agrocité au cœur du quartier des Agnettes à Gennevilliers (Hauts-de-Seine) en 2018, redonne ici aux habitants la possibilité de retrouver une fierté d’« être » : « être » habitant ; attachés à leur lieu de vie et reliés aux autres et à leur environnement.
Figure 3 : Photographie de l’Agrocité, micro-ferme urbaine (MFU) installée dans le quartier des Agnettes depuis 2018 (source : A. Lagneau ©, 2018)
L’exemple de Gennevilliers peut être défini comme un marqueur de l’histoire récente de l’agriculture urbaine, notamment dans son lien avec l’urbanisme et les quartiers populaires. Il s’agit d’une des premières expériences d’implantation de micro ferme urbaine (MFU) en cœur d’un grand ensemble. Cette forme d’agriculture en ville est récente (par rapport aux jardins collectifs notamment – ouvriers, familiaux, partagés…) et est en plein essor depuis son apparition en 2016 (Daniel, 2017). Les MFU peuvent être implantées au sol ou sur les toits et ont des revenus fondés en partie sur leur fonction productive mais également sur des activités et services : ateliers éducatifs, loisirs, insertion… Leurs systèmes techniques culturaux s’inspirent souvent de l’agriculture biologique ou de la permaculture. Il s’agit donc d’un équipement que l’on pourrait comparer aux Centres sociaux ou Maisons des Jeunes et de la Culture (MJC) mais avec le support nature-agriculture qui ouvre de nouvelles perspectives en termes d’animation du quartier, de liens entre les habitants et de création d’aménités environnementales et paysagères.
Leur développement rapide depuis 2016 est au cœur de l’Appel à Projets (AAP) Quartiers Fertiles de l’ANRU qui a connu un grand succès avec 100 projets lauréats fin 2021 à l’issue de la troisième et dernière tranche avec plusieurs initiatives lauréates s’inspirant du modèle de Gennevilliers, que l’on retrouve dans toute la mégarégion francilienne. En Île-de-France, avec des projets largement concentrés dans le nord-est parisien, à Paris, Cergy-Pontoise, Villiers-le-Bel ou encore Sarcelles mais aussi en remontant le bassin versant de la Seine, dans les villes d’Evreux, Rouen ou encore Le Havre. Val de Reuil, dans l’agglomération rouennaise qui fut l‘une des neuf villes nouvelles édifiées en France dans les années 70, avec une occupation des sols à forte dominante agricole, porte aussi un projet Quartiers Fertiles.
Cet AAP a une logique productive et sociale et repose sur la volonté d’associer étroitement les habitants. On distingue bien là l’évolution de l’approche du renouvellement urbain et plus globalement de l’urbanisme des grands ensembles et des quartiers populaires, tant sur l’aspect environnemental que social.
Figure 4 : Carte de localisation des lauréats de l'appel à projets "Quartiers Fertiles" de l'ANRU (Île-de-France et départements limitrophes, 2021)
Ainsi l’agriculture urbaine, par les multiples formes qu’elle propose, du jardin collectif à la micro ferme urbaine (MFU) en passant par des systèmes agricoles plus complexes ; par sa capacité à générer du commun et par l’attention qu’elle permet de porter à soi, aux autres ainsi qu’à son environnement, peut être perçue comme un objet de pouvoir d’agir et de faire. Elle contribue aussi à imposer une nouvelle réflexion sur l’organisation de la ville et ses quartiers, en décloisonnant les espaces, notamment les quartiers de grands ensembles qui ont jalonné l’histoire de la mégarégion francilienne. Marqués sociologiquement, stigmatisés socialement, ceux-ci n’ont jamais véritable été intégrés à la ville dans son ensemble. L’approche environnementale dans les politiques de requalifications urbaines qui s’appuient notamment sur l’écologie urbaine et dont l’agriculture en ville est un des leviers, (Clergeau, 2020), est un facteur qui pourrait jouer en faveur d’une image renouvelée de ces territoires.
Bibliographie
Bacqué M.H., Mechmache M. , 2013, Pour une réforme radicale de la politique de la ville, Ministère de la Ville
Berque A., 2000, Écoumène ; introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 448p.
Carnoye L., 2013, Reterritorialisation et développement durable : contraintes écologiques et logiques sociales. Compte rendu de journée d’étude (Lille, 25 Novembre 2011) », Développement durable et territoires (4)1 [En ligne]. URL : http://journals.openedition.org/developpementdurable/9730
Clergeau P. (Sous la dir.), 2020, Urbanisme et biodiversité - Vers un paysage vivant structurant le projet urbain, Paris, Ed Apogée, 328p.
Duhem L. et de Pereira de Moura R. (dir)., 2020, Design des territoires - L’enseignement de la biorégion, Éd. Etérotopia, 141p.
Lagneau A., 2020, L’agriculture urbaine : solutions et illusions, Métropolitiques, [En ligne]. URL : https://metropolitiques.eu/L-agriculture-urbaine-solutions-et-illusions.html
Lagneau A., 2020, Insécurité alimentaire et agriculture urbaine à l’heure du Covid 19, Institut Paris Région [En ligne]. URL : https://www.institutparisregion.fr/environnement/agriculture-et-alimentation/insecurite-alimentaire-et-agriculture-urbaine-a-lheure-du-covid-19/
Mathis C.F., Pépy E.A., 2017, La ville végétale : Une histoire de la nature en milieu urbain (France, XVIIe-XXIe siècle), Paris, Champ Vallon, 360p.
Paquot T ; « Naissance d’un idéal urbain : la « cité-jardin » pp06-09 in Les cités jardins, un idéal à poursuivre, Cahier de l’Institut d’Aménagement et d’Urbanisme d’Île de France, 2013
Pignocchi A., 2019, La Recomposition des mondes, Paris, Éd. du Seuil, 128p.
Sennet R., 2019, Bâtir et habiter. Pour une éthique de la ville, Paris, Albin Michel, 416 p.
Epstein E., Donzelot J., 2006, Démocratie et participation. L'exemple de la rénovation urbaine. Revue Esprit, Éditions Esprit, pp.5-34
Veschambre V., 2008, Traces et mémoires urbaines, enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la démolition, Rennes, PUR, 315p.
Younes C., « Vers une nouvelle philosophie de l’habiter » », in Clergeau P. (Sous la dir.), 2020, Urbanisme et biodiversité - Vers un paysage vivant structurant le projet urbain, Paris, Ed Apogée, 328p.
Ressource web :
https://www.citesjardins-idf.fr/les-cites-jardins-idf/
https://www.institutparisregion.fr/nos-travaux/publications/les-cites-jardins-un-ideal-a-poursuivre/