Les circuits courts distants approvisionnant Paris

Des arrière-pays alimentaires à l’échelle de la mégarégion

*Université Grenoble Alpes, UMR CNRS 5194 PACTE, **INRAE (unité ASTER), UMR CNRS 6590 ESO
Publié le

17 septembre 2021

La notion de circuits courts alimentaires renvoie à un mode de vente limitant le nombre d’intermédiaires (un au maximum), sans limites spatiales. Ainsi, ils ne sont pas nécessairement locaux1 et des espaces agricoles situés dans des périphéries de la mégarégion participent à l’approvisionnement en circuits courts du cœur de l’agglomération parisienne (Paris et communes limitrophes). Nous nous intéressons ici à des systèmes de paniers ou commandes (bi)hebdomadaires à larges gammes de produits frais et transformés, pouvant couvrir la majeure partie de la diète des mangeurs. Pour comprendre pourquoi certaines périphéries agricoles de la mégarégion se constituent en arrière-pays alimentaires (Suchet, 2017) du cœur de l’agglomération parisienne, nous nous penchons sur trois circuits et sur leur place dans la systémogenèse2 (Auriac et Durand-Dastès, 1981) de micro-bassins agricoles alternatifs3. En croisant nos enquêtes doctorales (Baysse-Lainé, 2018 ; Guillemin, 2020), nous montrons que les coalitions sociales portant ces circuits rassemblent dans des proportions variées des acteurs des périphéries de la mégarégion et du cœur de l’agglomération parisienne.

Un bassin mégarégional d’approvisionnement en circuits courts alimentaires pour le cœur de l’agglomération parisienne

Notre questionnement s’inscrit dans les travaux sur l’empreinte spatiale de l’alimentation des villes. Si l’approvisionnement global de Paris est assuré à 70 % par un grand quart nord-ouest de la France (Billen et al., 2011), l'empreinte spécifique aux circuits courts est plus complexe à approcher, du fait de leur grande diversité. Par exemple, en 2014, 74 % des producteurs des Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) d'Île-de-France étaient situés dans la région et dans ses sept départements contigus (IAURIF, 2015).

Pour actualiser et généraliser ces observations, nous nous penchons sur la « Ruche qui dit oui », une entreprise créée en 2011 agissant désormais à l’échelle ouest-européenne, et qui constitue le plus grand réseau de commandes groupées en ligne de produits alimentaires diversifiés à l’échelle du cœur de l’agglomération parisienne (Stephens, 2020). 244 producteurs de la mégarégion y approvisionnent 76 « ruches » (lieux de distribution).

Ces producteurs ne sont pas uniformément répartis (fig. 1). L’aire qui résume le mieux leur localisation et minimise la distance entre eux (obtenue par la méthode d’analyse spatiale directional distribution) prend la forme d’une ellipse de 410 km de long et 280 km de large. Le plus grand cercle centré sur Paris (r = 115 km) rassemble 59 % des producteurs. Dans le reste de l’ellipse, deux zones de densité importante (densité de Carnell) ressortent comme des résidus par rapport à une distribution centre-périphérie idéal-typique : l’ouest de la Bourgogne (14 % des producteurs) et le centre de la Normandie (11 %). Un seul autre cluster, bien limité (2 %), se situe dans le Pas-de-Calais. En miroir, les liens alimentaires avec le Val-de-Loire ou l’arc Artois-Champagne sont plus faibles.

Localisation des producteurs approvisionnant les « Ruches qui disent oui » du cœur de l’agglomération parisienne

Figure 1 : Localisation des producteurs approvisionnant les « Ruches qui disent oui » du cœur de l’agglomération parisienne

Trois arrière-pays alimentaires dans des périphéries de la mégarégion…

Se pose alors la question des facteurs d’émergence de ces arrière-pays bourguignon, normand et septentrional. Nos enquêtes permettent d’illustrer les deux derniers, à partir de l’étude de trois circuits courts (sans lien avec la « Ruche qui dit oui ») ancrés dans l’ouest de la Picardie (Kelbongoo, entreprise solidaire d’utilité sociale), dans le Perche ornais (groupement d'intérêt économique (GIE) Collectif Percheron) et dans le Sud et Centre-Manche (GIE Bio Divers Cités) (fig. 2).

Ces trois arrière-pays (Suchet, 2017) de circuits courts alimentaires diffèrent par leurs spécialisations agricoles (grandes cultures et cultures industrielles dans l’ouest de la Picardie, (polyculture)-élevage en Normandie : Marie et al., 2014), mais aussi par l’intensité de leurs liens à Paris, lesquels déterminent en partie leur forme. Notamment, la densité des résidences secondaires de ménages franciliens est forte le long du littoral manchot, moyenne à forte dans le Perche ornais et faible en Picardie (Charton et Pilarski, 2020).

Localisation des producteurs des trois circuits courts distants

Figure 2 : Localisation des producteurs des trois circuits courts distants

… parfois seulement constitués en micro-bassins agricoles alternatifs

Ainsi, dans les deux cas normands, la mise en place et le fonctionnement des circuits courts distants reposent sur des facteurs exogènes (tourisme francilien – phase 1 sur la fig. 3), mais aussi endogènes, liés aux modalités de coordination entre le secteur agricole et le système politico-administratif local. Historiquement (2007-2012), le rôle de la Confédération Paysanne (syndicat agricole ancré à gauche) a été déterminant dans l’organisation commerciale (phase 2) vers le cœur de l’agglomération parisienne. La demande parisienne a été appréhendée d’abord lors des périodes de forte fréquentation touristique : les exploitations agricoles alternatives, tout particulièrement les maraîchages, correspondent à des aménités recherchées par ces touristes, parfois aussi acquéreurs de biens immobiliers. Cette rencontre a été facilitée par la proximité socio-culturelle entre producteurs et consommateurs (activée par exemple lors de campagnes de financement participatif), mais aussi par l’importance des financements européens de développement rural (stimulation des installations agricoles autour d’espaces-tests par des dispositifs LEADER – phases 3 et 4). Le dépassement des entre-soi professionnels et syndicaux de départ (phase 5), avec l’inclusion de maraîchers conventionnels historiques dans le Sud-Manche et de Jeunes Agriculteurs (branche jeune du syndicalisme majoritaire) dans le Perche, a permis le maintien dans le temps de ces initiatives (phase 6).

Système des micro-bassins agricoles alternatifs pour l’approvisionnement du cœur de l’agglomération parisienne dans le Sud- et Centre-Manche ainsi que dans le Perche ornais

Figure 3 : Système des micro-bassins agricoles alternatifs pour l’approvisionnement du cœur de l’agglomération parisienne dans le Sud- et Centre-Manche ainsi que dans le Perche ornais

La formation de Kelbongoo est issue de facteurs plus exclusivement exogènes, sans systémogenèse de micro-bassin agricole alternatif. Le circuit a été imaginé par une petite entreprise parisienne, qui a démarché des producteurs (en s’appuyant notamment sur le réseau Bienvenue à la ferme) et prend en charge toute la logistique. Le choix de cet arrière-pays principal (sauf pour le vin qui vient du Val de Loire et les produits de la mer de ports atlantiques) s’explique par l’absence préalable de groupe de producteurs picards en circuits courts (prégnance de filières longues anciennes et rémunératrices, faible structuration collective agricole) ainsi que par la proximité avec les quartiers du nord-est de Paris où ont lieu les distributions. Les producteurs ne sont ainsi pas organisés en une structure propre et ne se connaissent souvent pas.

Malgré leurs genèses distinctes, tous ces circuits courts distants pérennisent, voire stimulent, les circuits courts de proximité à l’échelle des arrière-pays alimentaires. La vente dans le cœur de l’agglomération parisienne participe à assurer aux producteurs de la mégarégion une viabilité que la seule vente locale ne suffirait parfois pas à atteindre. En vendant loin pour vendre mieux, ces agriculteurs de zones peu denses se construisent ainsi une place dans des chaînes alimentaires moins inégales que celles qui dominent leur voisinage agricole.

En définitive, l’approvisionnement alimentaire en circuits courts du cœur de l’agglomération parisienne s’appuie principalement sur des relations de proximité avec l’Île-de-France et ses franges, mais aussi sur des relations interterritoriales avec des arrière-pays alimentaires situés dans des périphéries de la mégarégion. Ces dernières relations sont médiatisées par des structures aux statuts divers, ancrées chacune dans un territoire de production défini. La genèse et le fonctionnement de ces circuits courts distants s’expliquent par un ensemble de facteurs endogènes (coopération entre secteurs sociaux distincts) et exogènes (développement de liens humains et économiques avec Paris).

1 Aucune définition spatiale consensuelle du « local » n’existe, ni en termes kilométriques ni en termes territoriaux. Nous renvoyons ici à des circuits conçus comme locaux par leurs producteurs.

2 Émergence de la structure d’un système.

3 C’est-à-dire des zones de production biologique et/ou en circuits courts, rattachées à un ensemble plus vaste mais où l’encadrement agricole et les structures de commercialisation « génèrent un espace de proximité organisée » (Sarrazin, 2016 : 56).

Bibliographie

AURIAC F., DURAND-DASTES F., 1981. Réflexions sur quelques développements récents de l’analyse de systèmes dans la géographie française, Brouillons Dupont, n° 7, p. 71-80.

BAYSSE-LAINE A., 2018. Terres nourricières ? La gestion de l’accès au foncier agricole en France face aux demandes de relocalisation alimentaire. Thèse de doctorat en géographie, Université de Lyon, 508 p.

BILLEN G., BARLES S., BOGNON S., GARNIER J., 2011. L’empreinte alimentaire de Paris en 2030, rapport PIREN Seine – Mairie de Paris, 47 p., http://piren16.metis.upmc.fr/?q=webfm_send/1035

CHARTON C., PILARSKI C., 2020. La Bourgogne-Franche-Comté bénéficie peu de sa proximité avec l'Île-de-France, INSEE Analyses Bourgogne-Franche-Comté, n° 68, 4 p.

GUILLEMIN P., 2020. Les mondes légumiers et maraîchers en Normandie : hétérogénéité sociale et renouvellement de filières agricoles et alimentaires. Thèse de doctorat en géographie, Université de Caen Normandie, 633 p.

IAURIF, 2015. Les filières courtes de proximité au sein du système alimentaire francilien. Fascicule 6 : chiffres clés et analyse qualitative par mode de commercialisation, 117 p., https://www.iau-idf.fr/fileadmin/NewEtudes/Etude_1222/fascicule6_Les_filieres_courtes_de_proximite.pdf.

SARRAZIN F., 2016. La construction sociale des bassins de production agricole. Entre facteurs de coopération et liens de coordination. Quæ, « Nature et Société », 168 p.

STEPHENS R., 2020. Circuits alimentaires alternatifs et transition du régime de "provision". Etude sociotechnique dans le contexte francilien. Thèse de doctorat en sociologie, AgroParisTech, 478 p.

SUCHET A., 2017. Le concept d’arrière-pays en géographie : une promenade dans la littérature, Eria, n° 37, p. 125-130.