Les nouvelles formes d’agriculture urbaine

D’une innovation du centre de la métropole à un outil pour tous les territoires régionaux ?

*Université Paris 8, LADYSS, **Université de Bourgogne, LIR3S
Publié le

22 octobre 2022

De la difficulté à définir un mouvement polymorphe et multifonctionnel

Parler de l’aspect polymorphe de l’agriculture urbaine permet de donner à lire cette diversité qui regroupe les lieux et supports de production, les techniques et les pratiques culturales, les systèmes de distribution, les modèles économiques et les acteurs (Lagneau, Barra et Lecuir, 2015). L’agriculture urbaine se définit synthétiquement comme « le développement, la fabrication et la distribution de denrées alimentaires et d’autres produits issus de la culture et de l’élevage dans et autour des villes » (Tornaghi, 2014). Les typologies proposées par des acteurs académiques comme institutionnels (McClintock, 2014 ; De Biasi et al., 2018a) ont en commun de mettre en avant les formes de l’agriculture urbaine au détriment de leurs fonctions et d’isoler des types caractérisés par une hybridation de plus en plus forte. Dans la lignée du rapport du Conseil Économique, Social et Environnemental de 2019 sur l’agriculture urbaine (CESE, 2019), nous choisissons de distinguer trois types d’agriculture urbaine : l’agriculture urbaine non-marchande (sans vocation commerciale, elle concerne la majorité des jardins collectifs que sont les jardins familiaux, partagés, d’insertion, pédagogiques, thérapeutiques) ; l’agriculture urbaine marchande (caractérisée par la finalité commerciale puisque ses productions sont destinées à être revendues) et l’agriculture urbaine servicielle (elle recouvre des projets utilisant des techniques culturales ou d’élevage à des fins de services tels que l’aménagement et la gestion de l’espace public ou privé).

Représenter l’agriculture urbaine en Île-de-France, s’intéresser aux nouvelles formes

L’agriculture urbaine, avec près de 1000 hectares (hors agriculture urbaine servicielle) - dont 900 concernent l’agriculture non marchande (De Biasi et al., 2018b) - représente moins de 1% de la superficie régionale. Elle est caractérisée par une importante pollution des sols ainsi que par des petites surfaces et une certaine précarité foncière en raison du contexte foncier compétitif.

Les bases de données relatives à l’agriculture urbaine francilienne, produites par divers acteurs comme l’Institut Paris Région, l’association Graine de Jardins, la Fédération Nationale des Jardins Familiaux et Collectifs ou encore certaines communes d’Île-de-France, sont disparates, incomplètes (il n’existe par exemple aucun chiffre relatif à l’agriculture urbaine servicielle) et non harmonisées. Elles sont en outre confrontées au défi d’une mise à jour constante.

L’institut Paris Région dispose de la base de données la plus complète concernant l’agriculture urbaine non-marchande1. Les deux types principaux (environ 730 hectares) sont les jardins familiaux et les jardins partagés, forme récente d’agriculture urbaine apparaissant à la fin des années 1990 (Demailly, 2014). L’agriculture urbaine marchande émerge quant à elle au milieu des années 2010 (Darly, Reynolds, 2018). Pour la caractériser, nous avons construit une base de données inédite2 constituée de 173 sites d’agriculture marchande à but lucratif et à but non lucratif3, représentant près de 50 hectares. Ces sites sont, pour l’essentiel, des fermes et micro fermes implantées majoritairement à Paris (115 sites) sur des espaces variés (toit, mur, espace indoor, sol) de petite superficie (un peu moins de 4 000 m² en moyenne).

Sites d'agriculture urbaine marchande et non marchande en Île-de-France

Figure 1 : Sites d'agriculture urbaine marchande et non marchande en Île-de-France
Sites d'agriculture urbaine marchande et non marchande (Paris et petite couronne)
Figure 2 : Sites d'agriculture urbaine marchande et non marchande (Paris et petite couronne)

La carte témoigne d’une distribution des sites marquée par un modèle centre-périphérie. La densité des sites est particulièrement forte à Paris et dans la petite couronne où l’on retrouve la plupart des jardins partagés mais aussi les lieux d’agriculture urbaine marchande (en lien avec les appels à projet successifs comme Pariculteurs (2017, 2018, 2019), Houblon (2018, 2019) ou encore Quartiers Fertiles (2020)). L’opposition nord-est/sud-ouest très marquée jusqu’au milieu des années 2010 tend à s’estomper, ne subsistant véritablement que dans l’espace parisien. Au-delà de la représentation de ces nouvelles formes d’agriculture urbaine, leur essor largement favorisé par les politiques publiques et les évolutions constatées interrogent leur rôle comme levier de cohérence entre territoires métropolitains.

Les jardins partagés à Paris : une agriculture habitante au service de l’amélioration du cadre de vie et de la convivialité

Les jardins partagés s’inscrivent dans une longue tradition du jardinage urbain (jardins ouvriers du début du XXe siècle devenus jardins familiaux) mais également dans la filiation des green guerillas qui, dans les années 1970, participèrent au développement de community gardens à New-York (Demailly, op. cit.). Les jardins partagés sont des lieux d’expérimentation de pratiques collectives qui visent à favoriser une approche respectueuse de l’environnement, le développement de sociabilités et l’implication citoyenne dans la gestion de territoires urbains. Gérés par des collectifs regroupés en associations, ils prennent place sur des terrains de petite taille (1 000 m² en moyenne en Île-de-France, De Biaisi et al., 2018b) appartenant généralement aux municipalités.

Les premiers jardins partagés apparaissent à Paris à la fin des années 1990 sous l’impulsion de riverains et d’associations de quartier, qui cherchent à réhabiliter des espaces délaissés afin de créer des espaces de proximité favorisant la rencontre et le développement de projets, notamment pédagogiques (Demailly, op. cit.). C’est le cas des futurs Jardins du Ruisseau où une association de riverain investit une portion de la Petite Ceinture dans le 18ème arrondissement en 1998 ou du jardin La Serre aux Légumes, résultat d’un appel à projet lancé par la Mairie et remporté par l’association « Jeunes pour la nature Île-de-France », qui prend place sur une friche urbaine avenue de Flandre dans le 19ème arrondissement.

Appropriation d'un tronçon de la Petite Ceinture par les parents et les enfants
Figure 3 : Appropriation d’un tronçon de la Petite Ceinture par les parents et les enfants (source : A. Dauman ©, 2000)
Les jardins du Ruisseau
Figure 4 : Les Jardins du Ruisseau, 10 ans plus tard (source : K-E Demailly ©, 2010)

Face au succès de ces lieux d’expérimentation, un cadre institutionnel est rapidement mis en place par la municipalité parisienne avec le Programme Main Verte en 2003 afin d’accompagner et de coordonner les expériences et les acteurs impliqués dans les jardins partagés. Ce programme s’incarne dans la ratification d’une charte entre les associations et la municipalité impliquant des droits (fourniture d’un point d’alimentation en eau et de clôtures) et des devoirs (notamment en termes d’ouverture, de contraction d’une assurance et de gestion écologique du site) pour chaque signataire. Ce programme inédit, basé sur des initiatives et gestion de citadins regroupés en association, a conduit à une multiplication des jardins partagés, notamment dans les arrondissements du nord-est et du sud de Paris. Leur surreprésentation dans ces arrondissements s’explique à la fois par l’existence d’un stock d’espaces vacants, par un déficit d’espaces verts ainsi que par l’ancrage d’un réseau associatif dense intéressé par les dimensions sociales, esthétiques et écologiques du jardinage urbain (Demailly, op. cit.). On est ainsi passé de 5 jardins partagés à la fin des années 1990, à 27 en 2005 et 64 en 2010. Ils essaiment ensuite dans les communes limitrophes. On dénombre en 2022 plus de 250 jardins partagés en Île-de-France dont près de 150 à Paris.

L’agriculture urbaine comme projet « marchand » à l’ère néolibérale : de Paris à la Métropole du Grand Paris

Face à l’essor d’une agriculture productive marchande à la fin des années 2010, qui se tourne souvent vers les nouvelles technologies et la robotisation (ADEME, Villatte, 2017), les jardins partagés ne sont plus sur le devant de la scène politique. Le développement d’une agriculture urbaine « professionnelle » dont témoigne la création en 2016 de l’Association Française d’Agriculture Urbaine Professionnelle (AFAUP) a largement été favorisé par la municipalité parisienne, notamment dans le cadre de l’appel à projet Les Pariculteurs. Anne Hidalgo, maire de Paris, promet en 2014 100 hectares de végétalisation dont un tiers doit être consacré à l’agriculture urbaine d’ici 20204. Le programme Les Pariculteurs, lancé en 2016, a connu quatre éditions : en 2017, 2018, 2019 et 2021. Entre 19 et 35 sites, de propriété publique ou appartenant à des acteurs partenaires de la Ville (SNCF, APHP, bailleurs sociaux comme Paris Habitat), sont identifiés et proposés. Au fil des éditions, les sites hors Paris font leur apparition (aucun dans la première édition sur 26 sites proposés ; 17 sur 35 dans la dernière dont 9 en Seine-Saint-Denis). Si l’appel à projet ne cible pas explicitement des projets d’agriculture marchande, elle valorise leur potentiel économique comme pouvant pallier le manque à gagner d’un développement plus classique des sites (Darly, Reynolds, op. cit.). En parallèle des « quatre saisons » de Pariculteurs, la municipalité parisienne lance des appels à projets ciblés sur des sites emblématiques à l’instar du toit de 7 000 m² du bâtiment logistique de Chapelle internationale dans le 18ème arrondissement en 2017.

Encadré n°1 : 7000 m² de toiture consacrés à l’agriculture urbaine (18ème arrondissement de Paris)

Le projet Mushroof retenu en 2017 et porté par la start-up Cultivate propose de réaliser la plus grande serre productive d’Europe d’une surface de 1 200 m² chauffée par la chaleur produite par le data center du bâtiment, une jardinière de 1 200 m² gérée en agroécologie avec pour objectif la production de 52 tonnes de fruits et légumes ainsi qu’un espace évènementiel (La Grange). Pour cela, l’entreprise réalise une levée de fonds de 2,7 millions d’euros en novembre 2019 à laquelle participent des fonds d’investissements dont l’identité n’a pas été dévoilée mais également des entreprises et des banques « engagées » comme Norsys ou La Nef. Si les premières récoltes ont eu lieu en 2020 ; peu d’informations relatives à l’ancrage de la ferme dans le quartier sont accessibles en dehors de l’annonce - sur les sites internet de la start-up et de Pariculteurs - de la mise en place de paniers pour les habitants et d’un partenariat avec l’enseigne Franprix.

Véritable opportunité pour l’action publique, l’agriculture urbaine permet de rentabiliser les espaces et les rythmes de la ville dans un contexte néolibéral (Demailly, Darly, 2017) et participe à créer de nouvelles images dans le cadre d’une compétitivité accrue entre métropoles mondiales. Présentée comme une réponse à de multiples enjeux (écologiques, alimentaires, sociaux notamment), l’agriculture urbaine marchande s’impose alors que le modèle économique reste encore largement incertain (Saint-Ges, 2018). La primauté de Paris, les incertitudes du modèle économique et la potentielle déconnexion entre l’activité économique et leurs territoires d’ancrage alimentent une approche critique de l’agriculture urbaine marchande. Toutefois, d’autres appels à projets à l’image de Quartiers Fertiles de l’ANRU permettent de nuancer ce constat.

Faire de l’agriculture urbaine un outil de développement économique pour tous les territoires ?

L’appel à projet « Quartiers Fertiles » lancé en 2020 par l’Agence Nationale pour le Renouvellement Urbain (L’ANRU) vise à encourager le déploiement de l’agriculture urbaine dans les quartiers en renouvellement urbain. Si les objectifs sont multiples en termes de lien social, d’amélioration du cadre de vie et de transition écologique, le volet économique tient une place primordiale notamment en ce qui concerne la création d’emplois. Les projets lauréats (édition en trois tranches en décembre 2020, avril et novembre 2021) mettent en exergue le souhait d’une connexion forte entre les projets, leurs finalités économiques et les habitants des quartiers prioritaires de la Politique de la Ville à l’instar du projet de la Municipalité de Sarcelles dans le parc Kennedy.

Encadré n°2 : Le projet des jardins Kennedy dans le cadre du programme « Quartiers Fertiles » : une agriculture urbaine marchande dans les quartiers pour les quartiers (Sarcelles)

Localisé au sein du parc Kennedy et d’une surface de quatre hectares, le projet prendra place au sein d’un grand ensemble qui appartient au bailleur social Val d’Oise habitat. Si les fonctions sociales, culturelles, environnementales et pédagogiques sont particulièrement mises en avant, la vocation marchande du site apparait comme un axe essentiel. Le projet pourra disposer en complément de parcelles agricoles annexes actuellement en jachère situées à l’est et l’ouest de la Ville, qui représentent près de huit hectares. L’objectif est de produire des fruits et légumes de saison sur des supports maraîchers en agriculture biologique (verger maraicher, serre de production), permettant de compléter la gamme et diversifier la filière locale (production de légumes feuilles, petits fruits, aromatiques). La production sera orientée suivant les besoins du territoire et en lien avec les producteurs du territoire.

La réorientation de l’action publique en faveur de l’agriculture marchande témoigne de la mise en avant des fonctions économiques de l’agriculture urbaine au détriment du cadre de vie et du lien social davantage promus dans la période précédente avec les jardins partagés. Au-delà de l’affirmation d’une distinction entre agriculture professionnelle et agriculture habitante, le développement de l’agriculture urbaine marchande questionne autant l’articulation entre lieu de production et lieu d’ancrage local que la cohérence des politiques publiques relatives à l’agriculture urbaine entre centre et périphéries de la méga-région parisienne.

1 La base de données de 2019 est le produit de la collaboration entre l’association Graine de Jardins, l’association Jardinot, la Fédération Nationale des Jardins Familiaux et Collectifs, le Conseil régional, les communes d'Île-de-France ou encore l’Agence des Espaces Verts.

2 La base de données compile et recoupe les données issues de l’Observatoire de l’Agriculture urbaine de l’IAU Île-de-France rassemblant les espaces urbains productifs (2019-2021) et de l’Agence Régionale de la Biodiversité ; les sites des appels à projet Pariculteurs (2019), Hauts-lieux de la transition définis par l’IAU (2019) et Quartiers Fertiles (2020) ; enfin des données de 2019 concernant l’agriculture urbaine commerciale à Paris transmises par Ségolène Darly et Kristin Reynolds ainsi que des données personnelles.

3 Cette distinction s’appuie sur la structure gestionnaire et son statut. Les sites pour lesquels les structures gestionnaires sont de type association loi 1901, collectivité, bailleur social sont considérés comme relevant de l’agriculture urbaine marchande à but non lucratif. Les sites pour lesquels les structures gestionnaires sont de type Société par Actions Simplifiée (SAS) Société à Responsabilité Limitée (SARL), Exploitation Agricole à Responsabilité Limitée (EARL) et Société d’agriculture, sont considérés comme relevant de l’agriculture urbaine marchande à but lucratif.

4 L’objectif a été dépassé avec 115 hectares.

Bibliographie

ADEME, Villatte M. 2017, L’agriculture urbaine, quels enjeux de durabilité ?, 24 p.

CESE, 2019, L’agriculture urbaine : un outil déterminant pour des villes durables, 98 p. URL : https://www.lecese.fr/sites/default/files/pdf/Avis/2019/2019_15_agriculture_urbaine.pdf

Darly S., Reynolds K., 2018, Commercial Urban Agriculture in the Global City: Perspectives from New York City and Métropole du Grand Paris. URL : https://www.cunyurbanfoodpolicy.org/news/2018/12/11/lscislvsr7spj7834v9ls796n6xm7h

De Biasi L., Lagneau A., Aubry C., Daniel A-C., Collé M., 2018a, L’agriculture urbaine au cœur des projets de ville : une diversité de formes et de fonctions, Note rapide de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme Île-de-France n°779.

De Biasi L., Aubry C., Daniel A-C., 2018b, La renaissance des jardins collectifs, Note rapide de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme Île-de-France n°773.

Demailly K.-E, Darly S., 2017, Urban agriculture on the move in Paris: The routes of temporary gardening in the neoliberal city, ACME: An International E-Journal for Critical Geographies, 16(2), pp.332-361.

Demailly K.-E., 2014, Jardiner les vacants. Fabrique, gouvernance et dynamiques sociales des vacants urbains jardinés du nord-est de l’Île-de-France, thèse de doctorat, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Lagneau L., Barra M., Lecuir G. (dir), 2015, Agriculture urbaine : vers une réconciliation ville-nature, Neuvy-en-Champagne, Le Passager Clandestin, 300 p.

McClintock N., 2014, Radical, reformist, and garden-variety neoliberal: coming to terms with urban agriculture's contradictions, Local Environment, 19(2), pp. 147-171.

Saint-Ges V., Les projets d’agriculture urbaine peuvent-ils être viables ?, The Conversation [En ligne]. https://theconversation.com/les-projets-dagriculture-urbaine-peuvent-ils-etre-viables-107385

Tornaghi C., 2014, Critical geography of urban agriculture, Progress in Human Geography, 38(4), pp. 551-567.