Inondation et centrales nucléaires dans la mégarégion de Paris

*RIVES - UMR CNRS 5600 EVS, **Ingénieur dans un organisme public
Publié le

1 juillet 2021

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Les centrales nucléaires dans la mégarégion parisienne aux prises avec le risque d’inondation

Comme l’ont montré Tchernobyl et Fukushima, les conséquences des accidents nucléaires remettent en question les frontières administratives communément admises, que ce soit en matière de dispersion de la radioactivité dans l’environnement et de gestion post-accidentelle (déplacements de populations, interdiction de consommation de certains produits…). En somme, si un Plan Particulier d’Intervention (PPI) est défini dans une zone de 20 km autour des centrales nucléaires, un accident nucléaire majeur en France pourrait avoir un impact sur un territoire bien plus important, au-delà de l’échelle départementale voire régionale. Si la région Île-de-France ne comprend pas de centrale nucléaire sur son territoire1, en retenant la cartographie établie par la mission interministérielle et interrégionale d’aménagement du territoire (Miiat) pour le Bassin parisien, la mégarégion parisienne comprend neuf centrales nucléaires dont six sont localisées en bord de fleuves et rivières et trois au bord de la Manche (carte 1). Les centrales nucléaires sont construites à proximité de la mer et de cours d’eau importants pour assurer le refroidissement des réacteurs nucléaires, mais également, pour permettre la dilution des effluents radioactifs. Cette implantation, à proximité directe de grands cours d’eau et du littoral, implique des risques d’inondations, d’autant plus dans le contexte du changement climatique qui induit une hausse des niveaux marins posant question, notamment pour des projets de centrales en construction comme c’est le cas avec l’EPR situé à Flamanville.

Inondations et centrales nucléaires sur le territoire de la mégarégion de Paris

Carte 1 : Inondations et centrales nucléaires sur le territoire de la mégarégion de Paris

La construction sur le temps long d’une prise en charge spécifique du risque inondation pour les centrales nucléaires

Le risque d’inondation sur les installations nucléaires fait l’objet d’une attention particulière depuis les années 1970, point de départ de la construction du parc nucléaire aujourd’hui en exploitation. En outre, il a une forte histoire « événementielle ». En effet, l’inondation de la centrale nucléaire française du Blayais en 1999 et l’accident nucléaire de Fukushima à la suite d’un tsunami en 2011 ont été des exemples marquants questionnant fortement l’évaluation du risque d’inondation (Mangeon, 2018 ; Mangeon et al., 2020).

L’accident nucléaire est un évènement de faible probabilité mais aux conséquences potentiellement catastrophiques. En France, l’expert public, l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN) évalue, pour l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN), les dispositions proposées par les exploitants sur la base des dossiers qu’ils fournissent. L’évaluation des risques en matière de sûreté nucléaire présente la particularité de s’intéresser à des évènements rares et/ou extrêmes. L’inondation de la centrale du Blayais (1999) en Gironde a montré l’insuffisante prise en compte de ce risque à la conception du parc nucléaire français dans les années 1970-1980, autant en matière d’aléas (insuffisances du calcul statistique) que de protections (insuffisance des barrières de défense de la centrale). Après cet évènement, les scénarios d’inondation ont été réévalués sur l’ensemble des sites, ce qui a conduit à de nombreuses modifications matérielles (rehaussement de digues, pose de batardeaux…) et organisationnelles. Depuis 2013, un guide de l’Autorité de Sureté Nucléaire (ASN) n°13 relatif à la protection des installations nucléaires de base contre les inondations externes présente les différents scénarios contre lesquels une installation nucléaire doit se protéger (Duluc, Bardet, Guimier, & Rebour, 2014). Dans un souci de clarté, notre cartographie ne présente que certains de ces scénarios et ne concerne que les centrales nucléaires.

Pour estimer une inondation qui va servir de référence pour construire par exemple des dispositifs de protection (une digue par exemple), les experts de la sûreté nucléaire calculent une crue « millénale », qui a statistiquement un risque sur 1 000 par an de se produire, à laquelle il est ajouté des majorations et/ou des combinaisons d’évènements afin d’atteindre un niveau dit « décamillénal » (un risque sur 10 000 par an de se produire)2. À la suite de l’accident de Fukushima, les équipements essentiels des centrales nucléaires que les experts nomment « noyau-dur », doivent être protégés contre des scénarios d’inondations encore plus importants3.

À titre de comparaison, pour l’aménagement du territoire et la sécurité civile, l’aléa d’occurrence centennale (un risque sur 100) est le plus souvent retenu comme référence, notamment dans le cadre de l’élaboration des Plans de Prévention des Risques d’inondations (PPRi) (Vinet, 2010). En ce sens, une inondation de « niveau nucléaire », au sens des scénarios calculés, aurait des conséquences potentiellement dévastatrices car bien au-delà du niveau pris en compte pour l’aménagement du territoire.

Risque nucléaire et risque inondation : une approche territoriale qui pose question

Quatre centrales nucléaires sont présentes sur le linéaire de la Loire : Belleville, Dampierre, Saint-Laurent-des-Eaux et Chinon. La Loire est connue pour ses très basses eaux estivales mais également pour ses crues exceptionnelles (Dacharry, 1996). Nous avons choisi de centrer notre propos sur la centrale de Chinon dont le scénario d’inondation principal est le plus commun aux autres centrales en bord de fleuve (une crue millénale majorée de 15%). En outre, cette centrale est située sur le périmètre d’un Territoire à risque important d'inondation (TRI) (« Angers-Val d’Authion-Saumur »), ce qui permet de réfléchir à l’adéquation entre les mesures de protection des populations contre l’inondation et celles des centrales nucléaires.

La centrale nucléaire de Chinon est située sur la commune d’Avoine (Indre-et-Loire) sur la rive gauche de la Loire, à 4 km en amont de la confluence avec la Vienne. Elle comprend trois réacteurs nucléaires en cours de démantèlement et quatre réacteurs toujours en exploitation aujourd’hui (Figure 1).

La centrale de Chinon aujourd'hui (vue aérienne)

Figure 1 : La centrale de Chinon aujourd'hui. Au fond, proche de la Loire, les réacteurs UNGG en démantèlement, au centre, les réacteurs à eau sous pression en exploitation avec les quatre tours aéroréfrigérantes (Source EDF, https://ccibusiness.fr/nucleaire/cnpe-chinon).

La centrale de Chinon est construite en zone inondable selon le plan de surfaces submersibles (PSS), approuvé en 1964, qui est le document réglementaire en matière d'aménagement de l'époque (sur la Figure 2 le chantier du premier réacteur inondé en 1957).

Les travaux de fouille pour la construction du réacteur EDF 1 de Chinon

Figure 2 : Les travaux de fouille pour la construction du réacteur EDF 1 de Chinon lors de la crue du 2 mars 1957, (Laurent, Bougreau, Fischer, & Noc, 2008).

En 1975, lors de la conception des quatre réacteurs toujours en exploitation aujourd’hui, le scénario d’une crue millénale de la Loire (en « Loire Amont », sans prise en compte d’un débit dans la Vienne) est retenu pour les protections de la centrale (10 000 m3/s). Ce calcul est alors basé sur un traitement statistique des crues alors connues et répertoriées, mais également, d’essais en laboratoire.

À la suite de l’inondation de la centrale nucléaire du Blayais (1999), de nouveaux calculs ont mené à la définition d’une crue de 11 900 m3/s (Crue millénale de la Loire majorée de 15 % à l’aval de la confluence, en tenant compte de la Vienne). Cette crue est encore la référence aujourd’hui pour le site. Pour ce niveau d’inondation, plusieurs difficultés peuvent apparaitre sur le site comme son isolement vis à vis de l’extérieur (inondation des voies d’accès), la perte de sources électriques externes, des difficultés pour pomper l’eau de la Loire ou encore l’inondation de la plateforme. Des dispositifs techniques et organisationnels sont mis en place pour éviter ces difficultés sur le site, renforcés après l’accident nucléaire de Fukushima. Sans nous prononcer sur l’efficacité de ces dispositifs, nous pouvons nous poser la question de l’impact sur le territoire d’une telle inondation.

Cette carte (Carte 2), dont les données sont tirées du TRI « Angers-Val d’Authion-Saumur », montre l’emprise spatiale de crues d’occurrence fréquente, moyenne et exceptionnelle. L’emprise de la crue exceptionnelle autour du territoire de Chinon est issue de modélisations d’EDF et correspond à une crue millénale de la Loire (10 000 m3/s). Elle se rapproche donc du niveau « nucléaire ». Les caractéristiques spécifiques des crues de la Loire (emprise des débordements étendue et durées de submersions particulièrement longues) impliquent des impacts très marqués sur ce territoire (axes majeurs coupés, zones urbaines inondées…). Pour un niveau de crue millénale majorée, ces impacts sont évidemment les plus importants. La centrale de Chinon, bien que non inondée, se trouverait, par exemple, face à des problématiques importantes d’accès au site et d’exploitation même si, depuis Fukushima, les équipes d’EDF disposent d’une Force d’action rapide nucléaire (FARN) pour faire face à ces situations extrêmes4. En cas d’accident nucléaire lié à une inondation extrême, on peut imaginer la complexité de l’application du Plan Particulier d’Intervention (PPI), notamment de mesures d’évacuation des populations, dans un territoire fortement impacté par l’inondation. Le guide de déclinaison du plan national de réponse à un accident nucléaire ou radiologique majeur indique que l’évacuation serait « inadaptée si l’accident nucléaire fait suite à un tremblement de terre ou une inondation (…) »5.

Impacts en cas d'inondations sur un territoire nucléaire, le cas de Chinon
Carte 2 : Impacts en cas d'inondations sur un territoire nucléaire, le cas de Chinon

Enfin, en cas de crue millénale, ce sont toutes les centrales de la Loire qui seraient impactées, entrainant une situation de crise à l’échelle interdépartementale. En effet, dans l’hypothèse de mises à l’arrêt de plusieurs des douze réacteurs de la Loire pour des raisons de sûreté nucléaire (accidents, incidents ou mise à l’arrêt préventive) liées à une inondation extrême, on peut se poser la question de l’approvisionnement en électricité de la mégarégion parisienne. Par exemple, lors de la tempête de décembre 1999 qui a dévasté une partie du réseau de transport d’électricité, pendant quelques minutes, l’alimentation en électricité des grandes villes du Sud-Ouest de la France (Bordeaux et Toulouse notamment) ne reposait plus que sur un réacteur de la centrale nucléaire du Blayais (33) et un autre de Golfech (82)6. Depuis 1999, le réseau a été sécurisé face aux événements climatiques extrêmes et dispose de mécanismes de réserves, de marges et de possibles importations à l’échelle européenne, avant de possibles délestages voire un black-out. Néanmoins, ce type de scénario dépend fortement de la situation de l'équilibre consommation-production au niveau national au moment de l’inondation. En somme, des problématiques de réseau électrique pourraient fragiliser un peu plus des territoires déjà impactés par une inondation et/ou un accident nucléaire qui pourrait en découler.

Vers une approche multirisque dans la mégarégion parisienne ?

L’analyse du risque d’inondations pour les centrales nucléaires dans la mégarégion parisienne apparait donc comme particulièrement féconde pour réfléchir à l’adéquation entre les mesures de protection des populations contre l’inondation et celles des centrales nucléaires. En cas de crue extrême combinée à un accident nucléaire, ce principe de gouvernance du risque, morcelé, pourrait s'avérer problématique notamment pour la gestion de crise, dépassant les limites réglementaires et administratives établies. Une crise globale couplant risque naturel et nucléaire aurait, par ailleurs, des effets majeurs se ressentant dans toute la mégarégion et même au-delà. Outre les conséquences sanitaires et environnementales, elle pourrait entrainer des dysfonctionnements sur le réseau électrique dont l’impact, dépendant de plusieurs paramètres complexes, reste à analyser. En somme, si ces différents risques (risque inondation, risque nucléaire, défaillance du réseau électrique) font l’objet d’une prise en compte spécifique, il semble particulièrement opportun de compléter ces approches par une réflexion systémique sur l’ensemble de la mégarégion parisienne.

1 La région Île-de-France ne produit que 5 % de l’électricité qu’elle consomme (15 % de la consommation nationale). Source : https://www.rte-france.com/actualites/bilan-electrique-ile-de-france-2018-une-production-delectricite-de-plus-en-plus-decarbonee

2 Par exemple, pour la crue fluviale, depuis 1984 on ajoute 15 % de majoration sur les débits de la crue millénale. Pour les sites en bord de mer, le scénario comprend une surcote (un soulèvement de la surface de la mer qui est généralement dû à l'effet d'une dépression météorologique) millénale combinée avec une marée de coefficient 120 et l’évolution du changement climatique (pour ces sites maritimes, le niveau de référence de l’inondation est majoré de 20 cm au titre du réchauffement climatique). Cette majoration a été retenue, en fonction des prévisions du GIEC, pour couvrir des évolutions dans les 10 à 20 ans à venir. L’aléa inondation est réévalué dans le cadre des réexamens périodiques de la sûreté des installations (tous les 10 ans).

3 Une crue millénale majorée de 30 % sur le débit pour les sites fluviaux et 50 cm de marge sur l’élévation du niveau moyen de la mer pour les sites en bord de mer.

4 La FARN a pour objet d’intervenir dans des conditions dégradées (destruction des infrastructures d’accès au site, équipes d’astreinte inopérantes…) pour rétablir l’eau et l’électricité sur une centrale nucléaire en moins de 24h, et donc, d’éviter ainsi un accident nucléaire.

5 https://www.interieur.gouv.fr/content/download/122901/985795/file/Guide_S4_tome_1_d%C3%A9clinaison_PNRANRM.pdf

6 https://www.rte-france.com/l-heritage-de-la-tempete/

Bibliographie

Dacharry, M. (1996). Les grandes crues historiques de la Loire. La Houille Blanche, 1996(6-7), 47-53. doi: 10.1051/lhb/1996067

Duluc, C.-M., Bardet, L., Guimier, L., & Rebour, V. (2014). New French guide for the protection of nuclear facilities against external flooding. La Houille Blanche, 2014(5), 47-53. doi: 10.1051/lhb/2014049

Laurent, A., Bougreau, A., Fischer, J. P., & Noc, J. P. L. (2008). La centrale de Chinon: Figure de proue du nucléaire civil: EDF.

Mangeon, M. (2018). Conception et évolution du régime français de régulation de la sûreté nucléaire (1945-2017) à la lumière de ses instruments : une approche par le travail de régulation. Paris Sciences et Lettres, Paris.  

Mangeon, M., Duluc, C.-M., Bardet, L., Giloy, N., Hamdi, Y., & Chanton, O. (2020). Opportunités, limites et frontières de l’évaluation des aléas extrêmes : Plongée au cœur du travail des experts scientifiques de l’IRSN. Paralia, 13. doi: http://dx.doi.org/10.5150/revue-paralia.2020.s01

Vinet, F. (2010). Le risque inondation. Diagnostic et gestion (Lavoisier ed.). Paris.