La gestion multi-risques d’une ville industrialo-portuaire

Imbrication complexe d’échelles, d’acteurs et de temporalités

Université Paris Est, LATTS
Publié le

30 juin 2021

Le bassin Seine-Normandie est fortement exposé aux risques d’inondation. Si la vulnérabilité métropolitaine de l’Île-de-France à la crue de la Seine est aujourd’hui un enjeu majeur reconnu et documenté (Reghezza-Zitt 2006), l’aval du bassin qui va du barrage de Poses au Havre est également soumis à la fois aux risques de débordements de cours d’eau et de submersions marines. Pour y faire face, de nombreux dispositifs de gestion des inondations sont mis en place, comme en Normandie, où six territoires sont identifiés comme « Territoires à Risques d’Inondation » (TRI) et élaborent des Stratégies Locales de Gestion des Risques d’Inondation (SLGRI) pour en réduire les conséquences. Par ailleurs, cette région est couverte par de nombreux Plans de Prévention des Risques Naturels (PPRN), qui peuvent considérer séparément les risques d’inondation (PPRI), les risques littoraux (PPRL)1, ou plusieurs types de risques la fois (PPR multi-risques). Au cœur de ce territoire, l’agglomération du Havre - « port de Paris » en front d’estuaire (Frémont 2013) - concentre une grande partie des enjeux exposés. C’est le deuxième TRI de la région le plus vulnérable, en nombre d’emplois et de population (carte 1), De plus, son tissu industriel générant d’important risques industriels est situé sur la zone industrialo-portuaire (ZIP) soumise à l’inondation.

La prévention des risques d'inondation en Normandie

Carte 1 : La prévention des risques d'inondation en Normandie

Depuis une vingtaine d’années, les risques technologiques et d’inondation sont mis à l’agenda des gestionnaires de l’agglomération : les services déconcentrés de l’État2, les communes et l’intercommunalité, mais aussi les opérateurs économiques (en particulier le Grand Port Maritime du Havre - GPMH). Ils collaborent pour stabiliser des définitions communes des risques et élaborent des solutions pour y « faire face ». Le risque est un objet d’action publique générique, qui se décline opérationnellement dans des dispositifs de gestion sectoriels distincts. Ceux-ci n’ont que rarement une réflexion multi-aléas. Les acteurs publics locaux cherchent alors à les articuler, puisque ces différents risques se concrétisent sur un même espace, celui de l’embouchure de la Seine.

Le renforcement de la gestion des risques industriels : une combinaison de modes d’action

L’activité industrielle héritée des Trente Glorieuse reste très présente sur la ZIP du Havre, malgré la crise de reconversion des années 1990. Dix-sept sites industriels sont classés « Seveso Seuil-haut » (présentant des risques majeurs), et neuf sont « Seveso Seuils-bas ». Ils stockent ou transforment d’importantes quantités de produits dangereux. Ils génèrent des risques toxique, thermique et d’explosion pour leur voisinage, tout comme 10 autres sites industriels non classés Seveso, mais qualifiés de « hauts risques » et étroitement surveillées. Si les risques encourus sont loin d’être nouveaux, leur identification, leur maîtrise et leur prévention se sont renforcées au cours des 20 dernières années.

Des initiatives locales pour sensibiliser aux risques et préparer la gestion de crise

Comme dans quelques autres territoires en France (à Nantes ou à Lyon), les pouvoirs locaux se sont emparés du sujet des risques dès les années 1990, s’engageant au-delà de leurs obligations réglementaires (Gralepois 2008). Au Havre, cela a abouti à la création d’une direction dédiée à la communauté d’agglomération (la CODAH) : la Direction à l’Information des Risques majeurs (DIRM). Celle-ci gère le réseau de sirènes d’alerte déployé dans les années 1990 sur la ville du Havre et progressivement renforcé et élargi au territoire de la communauté d’agglomération, puis à la communauté voisine (Caux-Estuaire, qui a fusionné avec la CODAH au 1er janvier 2019).

La ville et l’agglomération n’ont pas travaillé seules à la gestion des risques, mais ont été initiatrices d’un projet de collaboration multi-acteurs, à l’échelle de l’embouchure. L’« Office des risques majeurs de l’Estuaire de la Seine » (ORMES) est créé en 2003 pour servir de support aux collaborations. Parmi les membres fondateurs se trouvent la CODAH et Caux-Estuaire (aujourd’hui fusionnées), le GPMH et l’Université du Havre. Ils ont été rejoints par 36 communes, sur les deux rives de l’estuaire, ainsi que la Communauté de Communes du Pays d’Honfleur. De plus, l’association intègre aujourd’hui une grande partie des industriels générant des risques : sur les dix-neuf industriels membres en 2020, 13 sont Seveso Seuil-haut. L’association propose aussi des actions d’information préventive envers les établissements scolaires. Les industriels générant des risques se sont également organisés collectivement, au travers d’une commission dédiée aux risques industriels au sein de la Chambre de Commerce et d’Industrie (CCI). Ils y ont déployé un autre outil local d’information au public : la plateforme internet et téléphonique « allo-industrie », qui informe sur les exercices et les nuisances de leurs sites industriels.

L’intégration des risques dans l’aménagement urbain

En parallèle, la réglementation nationale s’est renforcée autour des sites industriels dangereux, et exige une maîtrise plus stricte de l’urbanisation via des Plans de Prévention des Risques Technologiques (PPRT). Forts de leurs expériences de collaborations précédentes, les acteurs locaux se sont associés pour proposer un dialogue qui s’est voulu constructif, avec la DDTM 76 et la DREAL Normandie, pilotes de l’élaboration du PPRT. La perspective de cette nouvelle réglementation a permis de réduire largement les risques à la source au sein des industries dangereuses, restreignant in fine les périmètres soumis à expropriation ou à prescription. L’élaboration du PPRT a finalement été prescrite par le préfet de Seine-Maritime en 2010.

Le dialogue entre collectivités, services de l’État et industriels a abouti à un projet partagé de règlement du PPRT, adopté en 2016. Aspect souvent ignoré, celui-ci ne se contente pas de proposer des mesures de restriction et d’adaptation de l’aménagement. Il prévoit également un volet de préparation à la gestion de crise, qui impose à plus de 200 entreprises de la plateforme industrielle d’élaborer des plans de gestion de crise complémentaires à la planification départementale menée par le SIRACED-PC via la Plan Particulier d’Intervention (PPI). La coordination de tous ces plans est assurée par une nouvelle association créée entre les industriels, Synerzip-LH, qui approfondie leur collaboration amorcée via la CCI. Ces mesures dites « de gestion de crise » permettent d’éviter l’interdiction de construire et facilitent le maintien de l’industrie (Martinais 2016). Une typologie précise de risques est établie, et leur gestion s’appuie donc sur une combinaison de mesures de prévention et de préparation (carte 2). Les acteurs du territoire doivent à présent mettre en œuvre ce programme partagé. Mais ceci est complexifié par la récente prise en compte d’un risque sur la ZIP : les submersions marines.

Les risques technologiques et leur mode de gestion au Havre

Carte 2 : Les risques technologiques et leur mode de gestion au Havre

Les défis posés par la mise à l’agenda des risques d'inondation

Une estimation délicate des aléas de submersion marine

Alors que l’attention s’est longtemps portée sur les inondations liées aux débordements de cours d’eau (au Havre, au travers du PPRI de la Lézarde), les submersions marines sont récemment mises à l’agenda, du fait des prévisions des hausses futures du niveau de la mer (GIEC 2019). Au Havre, ce risque émerge dans deux cadres distincts. La transposition de la Directive Inondation dans le droit français (Vinet et al. 2012) conduit tout d’abord l’État à considérer l’agglomération du Havre comme un Territoire à Risques d’Inondation (TRI) en 2011. La même année, la collectivité propose de réutiliser l’ORMES pour créer un nouvel espace de discussion ad-hoc : la commission « surcôtes-marines ». La concomitance de ces deux espaces génère une controverse sur certains aspects techniques de la modélisation de la submersion marine. L’estimation précise des surcôtes et la dynamique de l’inondation sont l’objets de débats lorsque les premières cartes de l’aléa sont proposées par la DDTM 76 en 2013. Le préfet tranche la controverse en prescrivant en 2015 une nouvelle étude d’aléa dans le cadre d’un PPRL.

La recherche d’une cohérence dans la gestion des risques technologiques et d’inondations

Un an avant l’adoption définitive du PPRT, un nouveau dispositif visant à réguler l’aménagement est donc enclenché. L’ensemble des acteurs et des outils mobilisés face aux risques industriels est réutilisé : la DIRM de la CODAH, l’ORMES à l’échelle du front de l’estuaire. Même l’association Synerzip-LH participe au comité technique élaborant le règlement du PPRL. Par cette continuité, les acteurs locaux attendent alors de la part de l’État la même co-construction du règlement, voire la création de mesures alternatives aux interdictions de construire. Ils sont également très attentifs aux règles qui pourraient s’ajouter à celles du PPRT pour toutes les entreprises de la ZIP.

En effet, les deux phénomènes ne peuvent pas être considérés isolément : la ZIP est construite dans l’embouchure de la plaine alluviale de la Seine, sur des polders. Cela soulève la problématique des risques « natech » c’est-à-dire,par exemple un incendie industriel déclenché par une inondation ou une pollution d’hydrocarbure suite au descellement d’une cuve. Tous les sites Seveso Seuil-haut de l’agglomération sont exposés (carte 3). Il est difficile d’estimer les capacités de réaction et de mise en protection d’urgence en cas de submersion. Celle-ci survient en quelques heures seulement, même si des prévisions météorologiques peuvent faciliter leur anticipation. Surtout, répondre à un incident industriel pendant une inondation se révèle complexe. Par exemple, l’accessibilité de la plateforme industrielle peut être plus difficile en cas d’inondation car les écluses pourraient dysfonctionner ou rester ouvertes.

Croisement entre risques technologique et d'inondation au Havre

Carte 3 : Croisement entre risques technologique et d'inondation au Havre
Des obstacles à la gestion multi-risques du territoire

Dans cette situation d’incertitudes, bien que les mêmes acteurs soient à la manœuvre, l’articulation de la gestion de ces deux risques est délicate. D’abord, les calendriers des procédures sont indépendants, et extrêmement fragmentés entre dispositifs de prévention des risques et de gestion de crise (figure 1). Les délais d’application du PPRT ont été décidés avant d’évaluer précisément l’ampleur de la zone inondable. L’élaboration du PPRL s’est allongée : près de 5 ans après sa prescription, ses cartes d’aléa n’ont toujours pas été officiellement communiquées, ce qui rend difficile leur prise en compte par les industriels générant des risques. Ensuite, les recommandations sont susceptibles d’être contradictoires : si de nouvelles pièces dites « de confinement » pour échapper aux fumées toxiques peuvent être nécessaires pour toutes les entreprises de la ZIP, il convient de ne pas les situer sous la côte d’inondation. Enfin, on peut se questionner sur la faisabilité des transferts de pratiques de gestion d’un risque à l’autre. La gestion des risques industriels repose sur un volet important de préparation à l’évènement et de gestion de crise, mais est-il possible de faire de même face aux submersions marines, dont le niveau de probabilité augmente avec la hausse du niveau de la mer ? Aborder la question des risques « natech » au travers de l’élaboration des PPR restreint le champ de réflexion aux mesures de régulation de l’urbanisme qui doivent s’appliquer à court terme, plutôt que d’envisager les modes d’adaptation à long terme.

Des procédures de gestion des risques déconnectées

Figure 1 : Des procédures de gestion des risques déconnectées

Pour conclure, les différents risques identifiés dans l’estuaire de la Seine font aujourd’hui l’objet d’un consensus entre les acteurs locaux et les services déconcentrés de l’État. Ils s’efforcent de proposer une approche de gestion intégrée. Mais le cadre national de gestion des risques, qui induit une très grande fragmentation des échelles, des dispositifs de gestion et des temporalités, rend très difficile cette intégration. Le cumul de deux risques majeurs et les effets dominos potentiels sont encore peu appréhendés. Seule une stratégie globale d’adaptation du territoire à la hausse du niveau de la mer permettra d’identifier précisément les risques « natech » encourus et de proposer des mesures de protection, de prévention, et de préparation idoines. Alors que les autres grands espaces portuaires français n’ont pas encore amorcé de réflexion aussi poussée, la capacité des acteurs locaux havrais à constituer des espaces de discussion partagés constitue une ressource certaine pour élaborer de nouvelles stratégies de gestion.

1 Qui ne considèrent pas seulement les risques d’inondation par submersion marine, mais également les risques de recul du trait de côte (dus à l’érosion), et de migration dunaire.

2 La Direction Départementale des Territoires et de la Mer 76 – DDTM 76, la Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement Normandie, DREAL Normandie, et le Service Interministériel Régional des Affaires Civiles et Économiques de Défense et de Protection civile 76 – SIRACED-PC 76.

Bibliographie

Frémont, Antoine. 2013. « Le Havre, l’axe Paris-Seine et les routes maritimes mondiales ». Esprit Juin (6) : 69‑80.

GIEC. 2019. « L’océan et la cryosphère dans le contexte du changement climatique. Rapport spécial du GIEC sur les océans et la cryosphère dans le contexte du changement climatique ». Suisse.

Gralepois, Mathilde. 2008. « Les risques collectifs dans les agglomérations françaises : contours et limites d’une approche territoriale de prévention et de gestion des risques à travers le parcours des agents administratifs locaux ». Architecture, aménagement de l’espace. Université Paris-Est.

Martinais, Emmanuel. 2016. « L’élaboration du PPRT de la vallée de la chimie lyonnaise. La prévention des risques industriels comme moteur du développement économique ». Les cahiers de la sécurité industrielle, 115.

Reghezza-Zitt, Magali. 2006. « Réflexions autour de la vulnérabilité métropolitaine : la métropole parisienne face au risque de crue centennale ». Géographie, Université de Nanterre - Paris X.

Vinet, Freddy, Stéphanie Defossez, Tony Rey, et Laurent Boissier. 2012. « Le processus de production du risque « submersion marine » en zone littorale : l’exemple des territoires « Xynthia » ». Norois. Environnement, aménagement, société, no 222 (février).