Un inventaire cartographique des géoarchéosites en moyenne vallée de l'Eure

Vers une valorisation du patrimoine géoarchéologique

*Université de Paris, UMR 8586 PRODIG, **UMR 8167 Orient & Méditerranée
Publié le

18 octobre 2021

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Tandis que la communauté scientifique des géologues et des géographes porte, depuis le symposium de Digne-les-Bains (1991), un intérêt nouveau pour les géopatrimoines, la recherche archéologique s’est progressivement ouverte au champ des géosciences sous l’impulsion des préhistoriens et quaternaristes. L’émergence d’un regard géohistorique sur les formes du relief et la reconnaissance internationale de leur valeur patrimoniale intrinsèque se sont avérées particulièrement fécondes, autant dans une perspective de recherche fondamentale (reconstitution diachronique des paléoenvironnements, quantification de la géodiversité) qu’appliquée (géoconservation, géotourisme ; Bétard, 2017).

Les deux dernières décennies ont ainsi vu l’avènement d’une démarche réflexive et méthodologique d’évaluation intégrée et standardisée des paysages géomorphologiques. La dimension culturelle y est envisagée à travers les interactions entre les sociétés humaines et les éléments du relief et, a posteriori, des valeurs matérielles et immatérielles qui leur sont attribuées. Toutefois, dans la plupart de ces études, la charge culturelle, archéologique et/ou historique, employée comme une variable de pondération additionnelle dans l’évaluation numérique des géomorphosites (Reynard et al., 2007), s’efface souvent derrière la valeur scientifique centrale. Or, se positionner à l’interface des sciences de la Terre, de l’Environnement et de la Société impose d’examiner conjointement et sur le même plan de valeur scientifique, les relations chronologiques et fonctionnelles entre les composantes archéologiques et géomorphologiques d’un paysage culturel.

Ainsi, la présente contribution se propose d’employer dans une acception large et englobante le concept de « géoarchéosite » (Fouache & Rasse, 2009 ; Lena, 2009) comme la contraction de « site d’intérêt géoarchéologique », c’est-à-dire une unité de lieu particulièrement favorable à la compréhension des interactions sociétés anciennes-environnement à l’échelle des temps quaternaires ou historiques. Bien que les études de cas abondent dans la littérature scientifique récente, les directives méthodologiques pour inventorier et évaluer une série de géoarchéosites à des fins de conservation et/ou de valorisation patrimoniale font encore défaut. L’inventaire des géoarchéosites potentiels en vallée de l’Eure moyenne vise à combler cette lacune, en incluant une évaluation de leur valeur scientifique. L’étude permettra d’ouvrir sur des perspectives d’aide à la décision et à la planification dans le cadre des problématiques actuelles de l’aménagement des territoires en impliquant de façon concertée le grand public dans toutes les étapes de patrimonialisation.

La zone d'étude

Située aux portes de l’Île-de-France, à l’interface entre trois départements (Eure - 27, Eure-et-Loir - 28, Yvelines - 78), la vallée de l’Eure est un espace aujourd’hui moyennement peuplé qui appartient à l’aire d’influence parisienne (Fig. 1). En dehors des investigations d’Yvette Dewolf dans les années 1970 (Dewolf, 1977), elle est restée en marge des développements récents de la recherche fondamentale en dépit d’un riche potentiel géoarchéologique. Les paysages euréliens ont été modelés dès le Néolithique par des communautés humaines aux influences culturelles multiples qui ont construit et déconstruit leurs territoires au fil du temps, ce dont témoignent l’émergence épisodique des Durocasses dans l’Antiquité et les partages successifs du royaume des Francs.

Topographie du bassin-versant de l'Eure et emprise de l'inventaire des géoarchéosites entre Chartres et la confluence avec l'Iton
Figure 1 : Topographie du bassin-versant de l'Eure et emprise de l'inventaire des géoarchéosites entre Chartres et la confluence avec l'Iton

Le désintérêt relatif de la communauté scientifique pour cette portion de territoire vient probablement de son éloignement des grands centres urbains et de son statut majoritairement agricole, peu favorable aux projets d’urbanisation et par conséquent aux opérations archéologiques préventives. Ainsi, ces confins ruraux de la Mégarégion parisienne offrent l’opportunité de repenser, dans une perspective de révélation patrimoniale, la façon d’appréhender les lieux de mémoire « ordinaire » d’un territoire du quotidien. En réalité, cette méconnaissance générale des patrimoines ordinaires, naturels ou culturels, les voile d’un masque d’avisibilité (Cayla et al., 2012) au même titre que la majorité des sites archéologiques ruraux dont l’intérêt scientifique est régulièrement oblitéré par des critères d’intégrité et/ou esthétiques tels qu’ils sont souvent utilisés dans la liste des Monuments Historiques.

Méthodologie d’inventaire et d’évaluation des géoarchéosites

Une démarche d’inventaire des géoarchéosites a été conduite à l’échelle de la moyenne vallée de l’Eure, entre la confluence avec l’Iton (au nord) et la ville de Chartres (au sud). Cet inventaire s’appuie sur le dépouillement systématique des bases de données Patriarche et Mérimée du Ministère de la Culture et des Cartes Archéologiques de la Gaule (CAG), complété par la documentation de l’Inventaire National du Patrimoine Géologique (INPG) des départements de l’Eure (27), de l’Eure-et-Loir (28) et des Yvelines (78). Deux critères principaux ont été retenus dans le processus de sélection. Les entités retenues doivent être représentatives du cadre géomorphologique régional (axe spatial) et des cultures matérielles archéologiques (axe temporel). Elles permettent ainsi d’apprécier, à des échelles spatiales et temporelles variées, la trajectoire plurimillénaire des paysages palimpseste du Quaternaire et d’en saisir l’épaisseur culturelle : (1) du temps court de l’événement historique et hydrologique au temps long de la culture matérielle archéologique et de l’histoire géologique ; (2) de l’échelle locale du point de peuplement et de la paléoforme fluviale à l’échelle régionale du continuum territorial et géomorphologique.

Pour en apprécier l’importance et la valeur relative, une méthode intégrée d’évaluation numérique des géoarchéosites a récemment été proposée et adaptée au contexte du Bassin de Paris (Piau et al., 2021). Seule l’évaluation de la valeur scientifique (VSci) des géoarchéosites est présentée ici. Elle repose sur la moyenne des valeurs géomorphologique (VGéo) et archéologique (VArc) des sites (Tab. 1), chacune de ces deux valeurs étant évaluées selon des critères d’intégrité, de représentativité, de rareté et d’intérêt paléogéographique ou historique (voir Reynard et al., 2016 pour le détail de ces critères et les modalités de l’attribution des scores).

Résultats de l'évaluation numérique des 24 géoarchéosites potentiels de la vallée de l'Eure
Tableau 1 : Résultats de l'évaluation numérique des 24 géoarchéosites potentiels de la vallée de l'Eure

Résultats

Pour l’heure, l’inventaire cartographique, susceptible d’évoluer dans le temps et d’être enrichi, fait émerger une sélection de 24 géoarchéosites potentiels (Tab. 1 ; Fig. 2). Cinq grandes catégories se dessinent : (1) les coupes dans les formations superficielles quaternaires (alluvions, lœss, biefs à silex) recelant des vestiges préhistoriques (matériels lithiques, restes fauniques) ; (2) les sites défensifs d’âge protohistorique, antique et/ou médiéval (éperons barrés, mottes castrales, forts) en position géomorphologique dominante ; (3) les anciennes carrières d’extraction de matériaux à usage traditionnel ou historique (carrières de calcaire lutétien et de meulière, crayères, marnières) ; (4) les grottes calcaires et abris sous roche sur les rebords de plateau et les versants ; (5) les sites archéologiques d’âge variés situés en fond de vallée, plus ou moins articulés avec des systèmes de chenaux fluviatiles (sanctuaires, enclos fossoyés, moulins).

Carte synthétique des 24 géoarchéosites inventoriés et évalués en moyenne vallée de l'Eure

Figure 2 : Carte synthétique des 24 géoarchéosites inventoriés et évalués en moyenne vallée de l'Eure

Parmi les sites à haute valeur scientifique, la coupe de Chaudon (séquence de lœss-paléosols et vestiges préhistoriques du Paléolithique moyen ; Borderie et al., 2016) et le gisement de Saint-Prest (haute terrasse de l’Eure à restes de mammifères et vestiges acheuléens ; Vialet et al., 2021) font figure de référence internationale pour la géologie du Quaternaire et la Préhistoire (Bétard et al., 2021). D’autres sites plus discrets et/ou en cours d’étude, d’intérêt régional et local, méritent également une attention particulière. Bien que certains de ces lieux de mémoire conservent un caractère monumental (forteresse de Dreux, château d’Ivry-la-Bataille), la grande majorité reste réduite à d’épars vestiges et/ou formes de relief en périphérie du tissu urbain (affleurement de lœss, sanctuaire antique de Bellevue). Ces sites plus modestes ne sont pas inclus dans la liste des Monuments Historiques qui ne prend globalement en considération que les « ouvrages d’art » définis pour partie selon des critères d’intégrité et/ou d’esthétisme. Afin d’éviter l’écueil du « guide touristique », il est nécessaire d’initier un changement de paradigme et un décloisonnement disciplinaire dans la façon d’analyser et d’évaluer la valeur scientifique des sites « ruraux ordinaires ». Ces derniers constituent un patrimoine structurant et fonctionnel du continuum eurélien qui demeure particulièrement vulnérable face aux pressions anthropiques (érosion et artificialisation des sols) en l’absence d’un véritable « commun » territorial.

Ainsi, afin de combler cette lacune, certains géoarchéosites sont mis en « réseaux ». Ces derniers sont alors envisagés comme la somme scientifiquement articulée mais spatialement disjointe de témoins matériels archéologiques et d’objets géo(morpho)logiques remarquables et/ou ordinaires. C’est notamment le cas de la cathédrale de Chartres et de sa carrière historique, distante l’une de l’autre d’une dizaine de kilomètres, ou encore des vestiges spatialement disjoints du Canal Louis XIV et de l’Aqueduc de Maintenon. Cette mise en réseau selon des relations chronologiques et/ou fonctionnelles contribue à rehausser la valeur scientifique globale du géoarchéosite tout en le replaçant, à une échelle plus large et sur le temps long, dans les dynamiques du réseau de peuplement humain et d’aménagement de la vallée.

Conclusion

La démarche d’inventaire cartographique proposée dans cette fiche a fait émerger l’existence d’une grande diversité de géoarchéosites en vallée de l’Eure moyenne (paléogéographique, bâti, minier, carrier). Elle démontre l’intérêt (1) de croiser les composantes archéologique et géomorphologique dans un processus d’évaluation numérique pour mesurer le potentiel géoarchéologique des sites et (2) de replacer des lieux d’intérêt ponctuel dans un « réseau » d’agencement des territoires anciens afin de les rendre plus intelligibles. Ce premier inventaire devrait aussi servir à poser les fondements des futures actions de conservation et/ou de valorisation des paysages culturels euréliens en collaboration étroite avec les populations locales. Ces dernières constituent un levier fondamental du processus de recherche autour des géoarchéosites qui, à plus long terme, devrait accentuer le sentiment d’appartenance et d’appropriation collective de ce « commun » territorial par les habitants et les acteurs locaux.

Bibliographie

Bétard F. (2017). Géodiversité, biodiversité et patrimoines environnementaux. De la connaissance à la conservation et à la valorisation. Mémoire d'Habilitation à Diriger des Recherches, Université Paris-Diderot, vol. 1., 270 p.

Bétard F., Viel V., Arnaud-Fassetta G., & Piau T. (2021). Géomorphologie et paléoenvironnements de la Vallée de l'Eure. Eléments contextuels et perspectives géoarchéologiques. In: F. Dugast (éd.), Formation et gestion des territoires de la Préhistoire à nos jours. Approches et perspectives exploratoires autour de la Vallée de l'Eure, Editions Mergoil, Collection « Archéologie du paysage », p. 65-79.

Borderie Q., Antoine P., Moine O., Rodot M.-A. & Sellès H. (2016). La coupe de Chaudon : retour sur le passé d’une future réserve géoarchéologique. Colloque Q10, Bordeaux, 16-18 février 2016, poster.

Cayla N., Hoblea F., Biot V., Delamette M. & Guyomard A. (2012). De l’invisibilité des géomorphosites à la révélation géopatrimoniale. Géocarrefour, 87(3-4), 171-186.

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Fouache E. & Rasse M. (2009). Archaeology, geoarchaeology and geomorphosite management: towards a typology of geoarchaeosites, In: E. Reynard, P. Coratza, G. Regolini-Bissig (éd.), Geomorphosites, Pfeil, Münich, p. 213–223.

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Reynard E., Perret A., Bussard J., Grangier L., Martin S. (2016). Integrated approach for the inventory and management of geomorphological heritage at the regional scale. Geoheritage, 8(1), p. 43-60.

Vialet A., Moigne A.-M., Vercoutre C., Moncel M.-H., Hurel A., Coelho V., Bahain J.-J., Despriée J., Voinchet P. & Penicaud P. (2021). Nouvelle étude du site de Saint-Prest : un témoin de la présence humaine en vallée de l’Eure autour d’un million d’années ?. In: F. Dugast (éd.), Formation et gestion des territoires de la Préhistoire à nos jours. Approches et perspectives exploratoires autour de la Vallée de l'Eure, Editions Mergoil, Collection « Archéologie du paysage », p. 99-115.