La précarisation des femmes enceintes primo-arrivantes comme indicateur du creusement des inégalités sociales de santé en Île-de-France

Réseau SOLIPAM, *Laboratoire Rennes 2 (UMR 6590 ESO)
Publié le

8 juillet 2021

Les femmes enceintes à la rue en Île-de-France : un phénomène croissant aux enjeux de santé publique

En France, les femmes enceintes en situation de précarité se trouvent fréquemment dans des situations d’errance administrative, de renoncement aux soins et d’habitat indigne, comme l’indique le rapport de Médecins du Monde de 2018. En effet, « 45,2 % des femmes enceintes [ayant consultés en CASO (Centre d’Acceuil de Santé et d’Orientation)] présentaient un retard de suivi de grossesse » tandis que leurs « conditions de logement [...] apparaissaient particulièrement difficiles dans la mesure où seules 10,2 % disposaient d’un logement personnel, 26,6 % étaient sans domicile fixe, 8,5 % vivaient dans un squat ou un campement et 54,6 % étaient hébergées par une association ou par des connaissances » (MDM, 2018). Si ces valeurs rendent compte de la situation nationale, ce phénomène de précarisation est de plus en plus constaté en Île-de-France (rapport MDM, 2019 ; Rapport DSAFHIR, 2020).

À ce titre, les conditions de précarité, et notamment d’habitat indigne, sont un facteur de renoncement aux soins notamment car elles s’accompagnent fréquemment d’une grande mobilité de ces femmes, très dépendantes d’hébergements d’urgence non pérennes. Ces conditions d’hébergement les exposent, d’ailleurs, à d’autres facteurs concourant à une entrave ou un renoncement aux soins, comme l’illustre l’enquête DSAFHIR1. Ainsi, 75 % des femmes (enceintes ou non) hébergées en hôtel social par le Samu Social de Paris interrogées déclaraient avoir subies des violences. Parmi elles, 2/5 d’entre elles identifiaient ces violences comme subies dans le pays d’origine, 1/5 les évoquaient comme vécues sur le parcours migratoire et 2/5 déclaraient les avoir subies dans le pays d’accueil (DSAFHIR, 2020).

D’un point de vue sanitaire, ces conditions de vie peuvent entraîner de graves répercussions sur la santé physique et mentale des mères et enfants à naître puisque des risques accrus de complications obstétricales (césariennes, enfants de petits poids, naissances prématurés...) et de maladies cardiovasculaires (hypertension gravidique, diabète gestationnel) sont observés (Coulm, 2019). Cette vulnérabilité est, par ailleurs, confirmée par l’enquête nationale confidentielle sur les morts maternelles (2021)2 soulignant une mortalité des femmes migrantes plus élevée que celle des femmes nées en France, avec notamment une « surmortalité particulièrement marquée pour les femmes nées en Afrique subsaharienne » (risque 2,5 fois plus élevé que celui des femmes nées en France) dont une grande part est due aux maladies cardiovasculaires et aux suicides maternels.

Si l’errance des femmes enceintes en situation de grande précarité a, un temps, pu être endiguée en raison de valeurs morales prônant la protection de ce public (Figure, 2014), ce n’est actuellement plus le cas en Île-de-France, d’autant plus si ces femmes sont primo-arrivantes (Davoudian, 2020). Cette problématique longtemps invisibilisée par les pouvoirs publics tente d’être mise au jour depuis plusieurs années par des acteurs du monde social, sanitaire et médiatique (2018, 2019, 20203).
S’il existe pourtant un positionnement fort et ancien de l’Agence Régionale de Santé (ARS) d’Île-de-France4 autour des questions de précarité et périnatalité, ce n’est que très récemment que les pouvoirs publics se sont saisis de la question des femmes enceintes en situation de rue. Ce début de prise en considération s’est notamment matérialisé par le lancement par la DRHIL (Direction Régionale et Interdépartementale de l'Hébergement et du Logement) début 2021 d’un appel à projet pour l’ouverture de 1 000 places d’hébergement à destination des femmes vulnérables enceintes ou sortantes de maternité.

L’éclatement régional des prises en charge hôtelières comme frein à la prise en charge médicale des femmes enceintes

Face à ce type de situations, l’association Solipam (Solidarité Paris Maman), financée par l’ARS, participe à un travail de coordination médico-sociale, à la prise en charge, la stabilisation et la sécurisation du parcours de femmes majeures enceintes (et jusqu’aux trois mois du nouveau-né) en situation de grande précarité. De fait, dans le contexte francilien, il est fréquent que ces femmes soient également en situation de migration récente5 (Gasquet-Blanchard, 2020). Réseau associatif existant depuis 2006, Solipam s’est régionalisé en 2012 en raison de mobilités nombreuses et fréquentes que rencontrent les femmes confrontées à un parcours incertain d’hébergement à l’échelle régionale durant leur grossesse.
Les femmes accompagnées par le réseau Solipam vivent une grossesse marquée par le phénomène de disqualification sociale (Paugam, 2009), c’est à dire voyant leurs différents liens sociaux rompus ou entravés (liens de filiation, de participation élective, de participation organique et liens de citoyenneté) participant, in fine, à une image négative d’elle-même et un état de santé de plus en plus dégradé.

Depuis la mise en place d’un numéro vert, en 2014, le réseau connaît une augmentation du nombre de demandes de prises en charge. Cette augmentation est particulièrement importante dans les départements de la grande couronne (Figure 1), ce qui s’explique notamment par une mobilisation forte du réseau autour du développement de partenariats à l’échelle régionale et par une précarisation de plus en plus avancée d’une partie de la population dans certains de ces départements. En Essonne par exemple, des femmes sont à la fois isolées et sans aucune ressource. Les femmes en errance semblent, en revanche, moins isolées (présence du conjoint et/ou d’un soutien amical) à Paris et en petite couronne, notamment en Seine Saint Denis. Cette répartition s’explique en partie par la politique régionale gestionnaire du Pôle Hébergement et Réservation Hôtelière (PHRH) qui régule les places des 800 hôtels franciliens pourvoyeurs de nuitées hôtelières auprès des différents Système Information, d’Accueil et d’Orientation (SIAO) – associations auxquelles les conseils départementaux franciliens ont délégué la compétence d’État de mise à l’abri des publics vulnérables. Les SIAO, régulant et attribuant les places à l’échelle départementale, peuvent donc être contraints, en fonction des propositions du PHRH, de proposer un hébergement à Meaux pour une famille appelant du douzième arrondissement de Paris ou à Cergy pour une famille les ayant contactés depuis Ivry. Ces situations rencontrées quotidiennement par les familles impliquent une précarisation encore plus accrue de ce public qui est constamment mis en mouvement et qui n’est que peu vu/suivi par les acteurs sanitaires et sociaux.

Croissance des demandes adressées au réseau SOLIPAM entre 2018 et 2020 par département

Figure 1 : Croissance des demandes adressées au réseau SOLIPAM entre 2018 et 2020 par département

La gestion de ces situations dépasse le cadre de l’Île-de-France. Il existe par exemple des dispositifs incitatifs d’hébergement hors de la région Île-de-France pour les personnes mal logées6. À une échelle plus fine, le réseau peut être sollicité par des centres maternels ou structures d’accueil d’autres régions afin de savoir si des femmes accompagnées par Solipam répondent à leurs critères d’accompagnement. Cependant, des contraintes administratives, notamment liée à la régularisation de ces personnes, empêchent fréquemment ces femmes d’être accueillies. Malgré ces difficultés administratives, il s’avère néanmoins que des centres d’hébergements maternels peuvent contacter les acteurs franciliens car ils disposent de places pour accueillir les personnes en situation de grande précarité. Ces questions d’accueil doivent donc être pensées à une échelle mégarégionale, voire nationale, où le contexte de pénurie francilien s’oppose à des places non pourvues dans certaines autres régions françaises, comme en Nouvelle-Aquitaine par exemple.

L’hyper-mobilité comme élément entravant l’ancrage des femmes

Les situations des femmes accompagnées par le réseau Solipam, majoritairement primo-arrivantes sur le territoire français, sont ainsi complexes sur le plan administratif. Certaines n’ont aucun titre de séjour, d’autres sont demandeuses d’asile, certaines déboutées de leur demande d’asile... Toutes sont dans une situation de précarité administrative qui complexifie encore leur ancrage à un lieu de soin, d’hébergement, à une stabilité dans l’espace ou dans le temps, et qui participe à une errance iatrogène. Cette errance est d’autant plus exacerbé lorsque ces femmes subissent un éclatement des propositions non pérennes d’hébergement d’urgence. Ainsi, certaines femmes, à l’instar de Madame S (Figure 2), peuvent avoir jusqu’à une vingtaine d’hébergements différents durant leur grossesse.

L’exemple de cette personne dont l’identité a été anonymisée est, de la sorte, évocateur du quotidien de ces femmes en situation d’extrême précarité. Cette dernière, faisant le choix d’une indépendance, travaille comme plongeuse dans un restaurant durant le premier trimestre de sa grossesse et une partie du second. Pour conserver son indépendance, ces conditions de vie sont très difficiles : elle dort au sein de l’établissement qui l’emploie et la loge de manière non déclarée, à même le sol, pour être à l’heure sur son poste de travail. À 5 mois de grossesse, épuisée, elle contacte alors le réseau Solipam pour être aidée dans sa recherche d’hébergement. Celui-ci, en raison de la pénurie de places pérennes d’hébergement d’urgence, est, comme le 115 de Paris7, démuni face à cette situation. Madame S. connaît alors un parcours d’errance résidentielle durant le reste de sa grossesse, où elle est amenée à changer d’hôtel tous les 2 à 3 jours et connaît, de temps à autre, des nuits à la rue. Par ailleurs, très observante dans son suivi de grossesse, son médecin hospitalier programme avec elle une césarienne en raison d’une présentation par le siège du fœtus. Quelques jours avant celle-ci, Madame S rentre en travail alors qu’elle est hébergée au sein d’un hôtel situé dans les Yvelines et accouche alors, via une césarienne en urgence, dans une maternité qu’elle ne connaît pas, avec une équipe ne disposant pas de son dossier médical.

Tous ces facteurs ne concourent, en ce sens, pas (i) à l’émergence de conditions favorables au déroulement d’une grossesse sereine, (ii) exposent les équipes professionnelles à des situations complexes qui empêchent le bon fonctionnement du travail socio-sanitaire et (iii) induisent des risques sanitaires extrêmement sévères pour les patientes. En effet, les femmes ont besoin de s’attacher fortement à des lieux de soins ou de prise en charge sociale pour se sentir en sécurité (un suivi de grossesse en PMI, le bureau d’une assistante sociale). Certains sociologues ont, en outre, souligné l’importance de l’entourage pour les femmes en insécurité résidentielle dans le recours au soin durant la grossesse (Le Méner, 2016). Ce facteur a, d’ailleurs, également été mis en lumière dans un rapport conjoint du réseau Solipam et de l’EHESP qui soulignait que la présence du père était un facteur protecteur vis-à-vis des risques de césarienne et de petit poids de naissance (Rietsch, 2014).

Si les conditions de vie des femmes en situation de précarité soulèvent des enjeux lors de la période pré-natale, il en est de même lors de la période post-partum, comme le met en lumière l’exemple du parcours de Madame O (Figure 3).

Hypermobilité et mise en risque des femmes en situation de précarité

Figure 2 : Hypermobilité et mise en risque des femmes en situation de précarité

La distance : un facteur de suivi sous optimal des soins ?

Figure 3 : La distance : un facteur de suivi sous optimal des soins ?

En effet, les situations d’instabilité résidentielle entravent un suivi de soins optimal pour ces femmes et leurs nouveau-nés. Elles sont, de plus, confrontés à des soignants qui, dans le contexte de crise d’un système de santé essoufflé (Gaudillère et al., 2021)8, sont dans une pratique de travail empêché (Clot, 2015)9, mettant parfois à mal la relation de soin, avec des conséquences évidentes en termes d’estime de soi. Comment les professionnels au chevet d’un nouveau-né hospitalisé en néonatologie peuvent-ils accepter l’absence d’une mère au chevet de son nourrisson ? Comment se rendre chaque jour au chevet de son enfant hospitalisé à 2 h de son lieu d’hébergement au milieu des autres rendez-vous administratifs, sociaux...?

De plus en plus de femmes sont en situation de grande précarité et connaissent fréquemment des situations de rue. Pour répondre à cette problématique centrale de santé publique, des dispositifs sont mis en place mais les questions de prise en charge et d’accompagnement social restent entières et se posent avec acuité. La difficulté de stabilisation des hébergements, d’accès aux droits, de ces femmes, leurs difficultés à accéder à un logement et les mobilités auxquelles elles sont confrontées participent à entraver leur accès aux soins. Dès lors, la stabilité résidentielle apparaît ici comme un des premiers leviers pour sécuriser les naissances, en vue de réduire les mobilités franciliennes des femmes en situation de grande précarité, relative, notamment, à leur accès aux soins. Malheureusement, peu d’études sont encore produites sur cette problématique. Cette fiche tend à combler ce vide mais il serait intéressant de produire des études comparatives dans d’autres métropoles de la mégarégion, et au-delà.

1 Droits, Santé et Accès aux soins des Femmes Hébergées, Isolées, Réfugiées.

2 https://www.santepubliquefrance.fr/maladies-et-traumatismes/maladies-cardiovasculaires-et-accident-vasculaire-cerebral/maladies-vasculaires-de-la-grossesse/documents/enquetes-etudes/les-morts-maternelles-en-france-mieux-comprendre-pour-mieux-prevenir.-6e-rapport-de-l-enquete-nationale-confidentielle-sur-les-morts-maternelles

3 2018 : https://www.leparisien.fr/seine-saint-denis-93/de-plus-en-plus-de-mamans-sont-a-la-rue-avec-leur-bebe-dans-le-93-04-09-2018-7876317.php, 2019 : https://www.huffingtonpost.fr/2019/01/18/de-plus-en-plus-de-meres-a-la-rue-au-sortir-de-la-maternite-a-paris_a_23645974, 2020 : https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/01/13/a-la-rue-avec-leur-bebe-le-calvaire-des-meres-isolees_6025667_3224.html

4 L’ARS participe à la réflexion et la mise en œuvre de dispositifs spécifiques pour ce public : réseau de santé spécialisé, dispositifs de LHSS (lits halte soin santé), d’ACT (appartement de coordination thérapeutique), dédiés à ce public.

5 80 % des femmes sollicitant le réseau sont arrivées depuis moins de deux ans sur le territoire français.

6 EMILE : un programme novateur pour la mobilité et l’insertion par l’emploi et le logement, https://www.gouvernement.fr/emile-un-programme-novateur-pour-la-mobilite-et-l-insertion-par-l-emploi-et-le-logement

7 Le 115 est le numéro d’appel d’urgence pour les personnes souhaitant une mise à l’abri. Cette plate-forme est gérée par le SIAO, qui, à Paris, a été délégué au Samu Social de Paris.

8 Voir l’analyse de Jean-Paul Gaudillière, Caroline Izambert et Pierre-André Juven, qui montrent notamment, dans leur dernier ouvrage, comment s’organise, par les politiques néolibérales s’étant succédées depuis 30 ans en France, la casse du système de santé.

9 Il existe un écart entre ce qu’un professionnel souhaite effectuer dans son travail lié à la conception de son métier et ce qu’il est attendu de lui et qui peut empêcher son travail. De cet écart naissent des situations d’impossibilité de développer sa pratique professionnelle sur la base de ce que le professionnel considère comme répondant aux critères d’un « travail bien fait » (Clot Y., 2015).

Bibliographie

Clot, Y. (2015). Le travail à coeur: Pour en finir avec les risques psychosociaux. Paris : La Découverte. https://doi.org/10.3917/dec.cloty.2015.01

Coulm B., 2019, La précarité, un impact majeur sur l’état de santé des femmes enceintes, Sages-femmes - janvier-février 2020 - n° 1, 12-17 © 2019 Publié par Elsevier Masson SAS http://dx.doi.org/10.1016/j.sagf.2020.01.016

Davoudian, C., 2020, Femmes enceintes, mères et bébés sans-papiers : Une clinique à l’épreuve de l’errance et de l’invisibilité. Nouvelle Revue de l'enfance et de l'adolescence, 2(1), 125-136. https://doi.org/10.3917/nrea.002.0125

Gasquet-Blanchard, C.,2020, Solipam et la prise en charge des femmes enceintes dans la rue. Actualité et dossier en santé publique n° 111Santé des migrants, Adsp n° 111 juin 2020, 28-9 : https://www.hcsp.fr/Explore.cgi/adsp?clef=1172

Gaudillière J-P., Izambert C., et Juven P-A., 2021, Pandémopolitique. Réinventer la santé en commun, Paris, La Découverte,

Le Méner E., 2016, L’impact de la précarité
sur la santé des femmes enceintes, La santé en action, n°437, septembre 2016, 26-27

Figure, M., 2014, L'errance des mères : du tri entre les situations aux registres de justification des orientations dans un contexte de maternité. Pensée plurielle, 35(1), 101-112. https://doi.org/10.3917/pp.035.0101

Paugam, Serge. La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté. Presses Universitaires de France, 2009- Rapport DSAFHIR, 2020 : DSAFHIR Droits, santé et accès aux soins des femmes hébergées, isolées, réfugiées, Observatoire du Samu Social de Paris et Université de Paris, 169p.

Rapport MDM, 2019 : Synthèse du Rapport MDM de l’Observatoire de l’accès aux droits et aux soins dans les programmes de médecins du monde en France, MDM, p16.