Inégalités de revenus et divisions sociales de l’espace dans le Grand Bassin Parisien

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UMR 8586 Prodig
Publié le

2 juin 2021

La mégarégion réunit les pôles majeurs de concentration des richesses, mais aussi des villes en décroissance (par exemple Troyes, Évreux ou Le Havre) et des territoires stigmatisés socialement (département de la Seine-Saint-Denis). Comment rendre compte de ces différences ? Dans quelle mesure les très hauts revenus observés dans la capitale dominent l’ensemble de la mégarégion ? Les territoires de pauvreté aux portes de Paris peuvent-ils être comparés avec la pauvreté qui caractérise un certain nombre de villes moyennes en déclin ?
Les revenus constituent un indicateur majeur pour mesurer les inégalités entre les ménages et entre les territoires. L’indicateur retenu ici repose sur une mesure du revenu disponible1 par « unité de consommation », c’est-à-dire qu’il intègre la taille du ménage en exprimant le revenu disponible pour chaque membre du foyer. En revanche, cet indicateur n’intègre pas le patrimoine immobilier et financier : ce faisant, il tend à minimiser les inégalités entre les ménages, d’autant plus que les inégalités de patrimoine se sont accrues au cours des 20 dernières années (INSEE, 2020).

Les inégalités de revenu au sein de la mégarégion

Dans les communes de la mégarégion, le revenu médian des ménages est, en moyenne, légèrement supérieur à celui qui vaut pour l’ensemble des communes de la France métropolitaine : 22 511 euros par unité de consommation, contre 21 896 en 2018. Les écarts au sein de la mégarégion sont néanmoins considérables : dans les 10 % des communes les plus pauvres, le revenu médian des ménages est inférieur à 19 240 euros, tandis qu’il est supérieur à 26 210 euros dans les 10 % les plus riches.
Une première grille de lecture pour rendre compte de la manière dont ces différences structurent le territoire de la mégarégion consiste à distinguer l’espace urbain et l’espace rural. Si l’on retient la typologie en « aires d’attraction des villes » (AAV) proposée par l’INSEE en 2020, il apparaît qu’en moyenne, le revenu médian des ménages est supérieur de plus de 2 000 euros dans les communes urbaines ou sous influence urbaine, relativement à celui observé dans les communes rurales2.
Deuxièmement, les écarts entre les villes elles-mêmes sont considérables : près de 7 000 euros entre le revenu médian observé dans la petite aire de Bohain-en-Vermandois (Aisne) et celui mesuré à Orléans. C’est avant tout un effet de taille qui structure les écarts entre les villes (figure 1) : à l’exception de Saint-Quentin et de Charleville-Mézières, toutes les villes de plus de 100 000 habitants en 2018 enregistrent un revenu médian supérieur à la moyenne de l’ensemble des villes de la mégarégion.

Revenu des ménages dans les aires d'attraction des villes, 2018

Figure 1 : Revenu des ménages dans les aires d'attraction des villes, 2018

Troisièmement, les valeurs moyennes observées à l’échelle des aires d’attraction des villes masquent de fortes disparités internes. Les villes les plus grandes apparaissent aussi les plus inégalitaires – le dernier décile de revenu est ainsi plus de 3 fois supérieur au premier décile au sein de l’aire d’attraction de Rouen, plus de 4 fois supérieur dans celle de Paris. Ces disparités s’organisent dans l’espace de façon remarquable : les communes centrales, plus hétérogènes socialement que les périphéries, enregistrent des niveaux de revenus médians plus faibles que celui des couronnes périurbaines (figure 2). Ce schéma se vérifie aussi bien dans les villes globalement les plus aisées (Orléans) que les plus pauvres (Saint-Quentin). Il se trouve toutefois perturbé de manière notable au sein de l’aire d’attraction de la capitale : seul le quart nord-est de Paris enregistre des revenus médians inférieurs à la moyenne de l’aire d’attraction. Au-delà, les inégalités de revenus s’inscrivent dans l’espace pour opposer les communes les plus pauvres de Seine-Saint-Denis aux communes les plus riches des Hauts-de-Seine.

Revenu des ménages dans les communes de la mégarégion de Paris, 2018

Figure 2 : Revenu des ménages dans les communes de la mégarégion de Paris, 2018

Enfin, il convient de souligner que les niveaux de revenus les plus bas s’observent au cœur même des agglomérations. Certes, il a été noté plus haut que globalement, les revenus des ménages étaient plus faibles dans les communes rurales. Toutefois, ce n’est pas dans cette catégorie de communes que les valeurs les plus basses sont enregistrées. Parmi les 10 communes les plus pauvres de la mégarégion, 8 appartiennent aux pôles urbains de l’aire de Paris – les 2 autres communes étant des communes rurales de très faible poids démographique (moins de 200 habitants). S’il n’est pas question de relativiser les situations individuelles de pauvreté en milieu rural, en stock la pauvreté s’avère très largement urbaine.

Derrière les inégalités de revenus, la composition socio-démographique des territoires

Plusieurs éléments peuvent être mobilisés pour mettre en perspective ces grandes tendances. Tout d’abord, la composition socio-professionnelle de la population résidente permet de comprendre les différences de niveau de revenus entre les villes classées par tranches de taille. Les cadres sont nettement surreprésentés dans les plus grandes villes : cette catégorie d’actifs représente 7,3 % des plus de 15 ans dans les villes de plus de 100 000 habitants (plus de 14 % dans l’aire d’attraction de Paris !), contre moins de 4 % dans les villes de rang inférieur. La spécificité de l’aire d’attraction de la capitale apparaît encore plus nettement à l’échelon communal : dans 105 communes, les cadres représentent plus du quart des plus de 15 ans – la proportion frôlant 40 % dans le 2ème et le 9ème arrondissements parisiens.
Les ouvriers sont surreprésentés dans les petites villes – 17,3 % des plus de 15 ans dans les villes de moins de 100 000 habitants, contre 14 % en moyenne dans les villes de plus de 100 000 habitants. Citons ici l’exemple de l’aire d’attraction de Roye (Somme), spécialisée dans la petite métallurgie, ou encore celle de Pithiviers (Loiret), où la biscuiterie Brossard revendique d’être le premier employeur privé de la région3 - les ouvriers représentent plus de 20 % des plus de 15 ans dans les deux cas.
Ensuite, l’analyse des taux de pauvreté4 des ménages oppose nettement les franges nord et est de la mégarégion, les plus touchées, aux franges ouest davantage épargnées. Près de 20 % de la population vit ainsi en situation de pauvreté dans les aires d’attraction urbaine de Saint-Quentin (Aisne) ou de Charleville-Mézières (Ardennes) – cette proportion dépasse les 25 % dans la petite ville d’Hirson (Aisnes). L’écart se lit dans les profils des aires d’attraction des villes, mais également dans celui des communes rurales : en moyenne, les revenus médians enregistrés dans les communes rurales de l’Aisne sont inférieurs de plus de 1 200 euros à ceux enregistrés dans les communes rurales du Loir-et-Cher, l’écart dépasse les 2 300 euros si l’on compare avec ceux du Calvados.
Cette opposition ne recouvre que très partiellement le dynamisme démographique des territoires : les franges sud sont globalement plus âgées que les franges nord. Dans les territoires où la prégnance de la pauvreté se conjugue avec la jeunesse de la population, les taux de pauvreté des plus jeunes sont dramatiques : près de 30 % des moins de 30 ans en situation de pauvreté dans l’Aisne, des Ardennes et de la Somme (22 % en moyenne dans les départements de la mégarégion). Notons que les valeurs enregistrées dans la Seine-Saint-Denis sont équivalentes.

Profils des aires d'attraction des villes, 2018

Figure 3 : Profils des aires d'attraction des villes, 2018

La typologie présentée dans la figure 3 résume ces différentes dimensions des divisions sociales de la mégarégion pour les territoires sous influence urbaine. Apparaît tout d’abord l’opposition entre les grandes villes (types 1, 2 et 3), marquées par la surreprésentation des cadres (à son maximum dans l’aire d’attraction de Paris), mais aussi des professions intermédiaires et des employés, et les petites villes, moins jeunes (type 7) et/ou plus ouvrières (type 6). Les villes de la franges nord et est se caractérisent par les taux de pauvreté les plus importants, qu’il s’agisse des petites villes ouvrières (type 4) ou de villes moyennes plus tertiaires (type 5). Enfin, un petit groupe de villes se distinguent par leur profil très spécifique, qui associe inégalités de revenus très fortes et surreprésentation des ouvriers (type 8) : il s’agit de petites villes au cœur de terroirs viticoles, telles les aires d’attraction autour de Chablis ou de Saint-Satur-Sancerre.
Ainsi, l'inscription des inégalités de revenus dans l'espace du Grand Bassin Parisien ne se réduit pas à une hiérarchie entre niveaux d'urbanisation. Elle est également traversée par des contrastes qui prennent sens à une échelle régionale ou au contraire, à un niveau local. C'est bien à travers un emboitement d'échelles que peuvent être saisies les divisions socio-spatiales d'un territoire aussi vaste et complexe que celui de la mégarégion.

1 Le revenu comprend « revenus d'activité, indemnités de chômage, retraites et pensions, revenus fonciers, les revenus financiers (…) et les prestations sociales reçues (…). [Sont] déduits les impôts directs (…) et les prélèvements sociaux » (INSEE, base FiLoSoFi, 2021).

2 L’espace rural considéré ici correspond à l’ensemble des communes en dehors des aires d’attraction des villes (AAV). Une telle définition exclut donc des communes de faibles densités qui pourraient être considérées comme rurales selon d’autres critères.

3 Site Facebook du groupe, consulté le 1 avril 2021. https://www.facebook.com/brossardfrance/posts/notre-usine-de-pithiviers-loiret-emploie-environ-300-personnes-nous-sommes-le-pr/1191535337673048/

4 Le taux de pauvreté correspond ici à « la part de la population dont le niveau de vie est inférieur au seuil de 60% du niveau de vie médian de France métropolitaine » (INSEE, base FiLoSoFi, 2021).

Bibliographie

Emmanuelle Bonerandi-Richard, 2014. « La pauvreté masquée des espaces ruraux français : analyses locales en Thiérache et dans l’Ain », in Bonerandi-Richard E., Boulineau E., La pauvreté en Europe, Presses Universitaires de Rennes.

IAU, 2010. « Le Bassin parisien, une méga-région ? », Les Cahiers, n°153.

INSEE, 2020. « En 2018, les inégalités de niveau de vie augmentent » - Insee Première n° 1813, septembre 2020.

INSEE, 2020. « En France, neuf personnes sur dix vivent dans l’aire d’attraction d’une ville » - Insee Focus n° 211, octobre 2020.

Noël Gascard, Anh Van Lu, 2019. « Organisation, fonctionnement et dynamiques de l’espace autour de Paris et de l’Île-de-France », Insee Dossier, 4.

Frédéric Gilli, 2005. « Le Bassin parisien. Une région métropolitaine », Cybergeo : European Journal of Geography, document 305.

Olivier Léon, 2020. « L’agglomération parisienne dans le bassin parisien : une influence forte au nord et à l'ouest et plus modérée à l'est », Insee Analyses, 115.

Antonine Ribardière, 2019. « Les territoires populaires du Grand Paris. Entre paupérisation, gentrification et moyennisation », Métropolitiques.