La géographie des ouvriers de l’industrie et de la logistique dans la mégarégion parisienne
21 juillet 2021
Renouveler la géographie ouvrière
La désindustrialisation qui marque les villes depuis les années 1970 s’opère par un triple mécanisme de fermeture de sites de production (i.e. usines, mines), de rationalisation de la production entraînant une baisse du nombre d’ouvriers (Beckouche et al. 1997), et de desserrement des autres activités de production vers des zones d’activité (ZAE) en périphérie des centres urbains. Or, si le nombre d’ouvriers de l’industrie a reculé au cours des dernières décennies, les emplois ouvriers non qualifiés sont en hausse dans les secteurs non-industriels (Insee, 2017). Parmi ces secteurs non-industriels, souvent associés au « tertiaire », on retrouve les secteurs du bâtiment et de la construction (BTP), de la logistique ou du transport. Ainsi en Île-de-France, les effectifs des ouvriers de la logistique et de la construction (180 000 dans chacun de ces deux secteurs) sont désormais supérieurs à ceux de l’industrie manufacturière 110 000 ouvriers) (Raimbault, 2020).
Les évolutions sectorielles brouillent ainsi les frontières entre l’économie de l’industrie et des services (Veltz, 2017 ; Davezies, 2008) et invitent à reposer la question des ouvriers, qui se sont maintenus partiellement dans l’industrie et se sont déployés dans d’autres secteurs comme celui de la logistique, qui est un bon exemple de ce brouillage et qui peut se définir comme une activité de production (Savy, 2006). En effet, si les emplois ouvriers de l’industrie diminuent en France, la croissance globale de la consommation des ménages accroît en parallèle les besoins de production au niveau mondial, contribuant à stimuler depuis de nombreuses années le secteur de la logistique (notamment la distribution) par la mise en place de chaînes logistiques mondiales. Ce développement logistique important s’est, en ce sens, traduit à partir des années 1980 par la croissance des entrepôts et des emplois associés, en particulier dans les métropoles. Plus récemment, le développement accéléré du e-commerce a fortement contribué à la hausse des emplois logistiques, notamment les moins qualifiés. On estime ainsi qu’environ 80 % des emplois de la logistique correspondent à des emplois ouvriers (Tranchant, 2019).
S’intéresser à la géographie ouvrière permet d’interroger la spatialisation des espaces de production, l’évolution de la localisation des activités productives (industrielles et logistiques), mais aussi de penser aux conditions urbanistiques de développement de ces activités (i.e. insertion dans le tissu urbain, outils d’urbanisme, réglementations). L’analyse de la géographie ouvrière permet de s’inscrire dans le débat de « la ville productive » et de contribuer aux réflexions menées sur la place de la production dans les espaces urbains. Pour observer ces recompositions sectorielles et identifier le poids des ouvriers dans l’emploi au-delà du secteur industriel, nous avons utilisé les données du Recensement Général de la Population (RGP) produit par l’INSEE, classées en « Professions et Catégories Socio-professionnelles » (PCS) afin d’identifier toutes les catégories d’emplois pouvant correspondre à la définition des ouvriers (i.e. « travailleurs non qualifiés », « travailleurs de production non qualifiés » et « travailleurs industriels qualifiés »). Ensuite, nous avons croisé ces catégories d’emplois avec les secteurs d’activité classés en NAF pour se limiter au secteur de l’industrie manufacturière et de la logistique que nous comparons dans cette analyse. Cette méthode de croisement entre NAF et PCS a déjà fait l'objet de plusieurs traitements (Heitz et al. 2018), pour identifier des emplois liés au secteur logistique (Savy, 1987), pour mettre en évidence une répartition spatiale du travail (Beckouche et al., 1997) ou encore pour développer la grille des emplois métropolitains ou des compétences stratégiques (Julien et Pumain, 1996). En se focalisant sur les emplois ouvriers des secteurs de l’industrie et de la logistique (c’est-à-dire ceux peu qualifiés et localisés dans les usines et les entrepôts) nous pouvons appréhender l’évolution de la géographie productive.
À partir de cette méthode, nous avons pu élaborer des cartes illustrant l’évolution du nombre d’ouvriers de l’industrie et de la logistique par zones d’emploi (figures 1 et 2) et par communes (figure 3) dans la mégarégion parisienne1 entre 1982 et 20122. Ce pas de temps nous permet d’appréhender sur le temps les effets de la désindustrialisation qui s’est amorcée à la fin des années 1970. Cette analyse de la mégarégion s’inscrit dans la continuité d’un travail effectué sur l’Île-de-France (Heitz et al., 2018) permettant de comparer les dynamiques à deux échelles différentes sur la même période.
Désindustrialisation et développement logistique dans la mégarégion
Entre 1982 et 2012, le nombre d’ouvriers salariés de l’industrie a fortement baissé (-57 %) dans la mégarégion, tandis que le nombre d’ouvriers logistiques salariés est resté stable (+0,5 %), malgré une période de croissance entre 1982 et 1999 (graphe 1). La chute des emplois ouvriers de l’industrie est un effet de la désindustrialisation. La faible croissance des emplois ouvriers logistiques peut s’expliquer par un changement de structure dans l’emploi au fil du temps, avec la croissance de l’emploi intérimaire au détriment de l’emploi salarié. En effet, un grand nombre d’emplois ouvriers de la logistique sont occupés par des intérimaires, et non par des salariés (Cuny et al., 2020 ; Tranchant, 2019) or les données utilisées ne prennent en compte que l’emploi salarié3. Pour l’ensemble de l’économie, le taux de recours à l’intérim est de 3 %. Il varie grandement selon les secteurs : 9 % dans l’industrie, 4 % dans le transport de marchandises et 24 % dans la logistique (entreposage et de la manutention) (CGEDD, 2018). On peut donc faire l’hypothèse que le volume d’emplois ouvriers est globalement plus élevé dans le secteur de la logistique que ce qui est représenté par nos données. À noter que les deux courbes tendent à se rejoindre (graphe 1), indiquant que le volume d’emplois ouvriers logistiques est aujourd’hui quasiment équivalent à celui des ouvriers de l’industrie.
Dans le cas de l’Île-de-France le volume d’emplois ouvriers logistiques est même devenu plus important que celui de l’industrie (graphe 2). Vu la tendance des courbes à l’échelle de la mégarégion, on peut penser qu’avec des données datant d’après 2012, on aurait une tendance similaire. Ainsi, le développement de la logistique offre une compensation partielle au déclin des emplois ouvriers de l’industrie.
Graphe 1 : Évolution du nombre d’emplois de production dans les secteurs de l’industrie et de la logistique dans la mégarégion parisienne (1982–2012)
Graphe 2 : Évolution du nombre d’emplois de production dans les secteurs de l’industrie et de la logistique en Île-de-France (1982–2012)
Les nouveaux espaces de production
La représentation agrégée de ces données (figure 1) nous permet d’avoir une représentation synthétique du phénomène de désindustrialisation. Cette carte montre en effet une forte polarisation des emplois ouvriers industriels dans la métropole parisienne, et dans une moindre mesure dans les grandes villes du Bassin parisien (Reims, Orléans, Rouen, Le Havre, Troyes). La région Île-de-France en 1982 et en 2012 représente ainsi près de 50 % des emplois ouvriers industriels de la mégarégion. Si la quasi-totalité des zones d’emploi enregistre un recul de ces emplois, reflétant le phénomène de désindustrialisation, c’est dans les zones d’emploi des grandes villes que cette baisse est la plus importante. L’analyse dynamique ne signifie pas pour autant une disparition totale des industries dans la mégarégion, des activités industrielles se maintenant dans un certain nombre de territoires, souvent en périphérie des villes, voire dans les espaces ruraux.
Par ailleurs, on observe une croissance notable des emplois ouvriers de la logistique dans une majorité de zones d’emploi, à l’exception de celles de Paris, Le Havre, Dieppe, Achères et Fontainebleau (Figure 2). La croissance de ces emplois est davantage marquée dans les périphéries des villes que dans les centres ou dans les anciennes banlieues industrielles. L’emploi ouvrier logistique compense partiellement la baisse des emplois ouvriers de l’industrie à l’échelle des agglomérations, et permet le maintien d’une activité productive peu qualifiée dans des territoires anciennement industrialisés. Au sein des agglomérations, les territoires concernés par la croissance logistique ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux qui connaissent une forte baisse de l’activité industrielle.
Figure 1 : Localisation des emplois ouvriers de l’industrie (2012) dans la mégarégion parisienne et évolution (1982-2012) par zones d’emploi
Figure 2 : Localisation des emplois ouvriers de la logistique (2012) dans la mégarégion parisienne et évolution (1982-2012) par zones d’emploi
En comparant les dynamiques observées à l’échelle de la mégarégion et celle de la région Île-de-France (figure 3), on note une structuration de l’emploi ouvrier logistique sur un axe nord-sud. Cet axe relie les ports maritimes de la Northern Range à la péninsule ibérique, en passant par les bassins de consommation français. L’Île-de-France se trouve au cœur de cet axe. Tandis que la géographie industrielle de la mégarégion s’orientait davantage sur un axe est-ouest, avec une structuration forte autour de la Seine, la logistique se détache quelque peu de cette géographie héritée. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette organisation spatiale : la compétitivité du système industrialo-portuaire français par rapport à celle de la Belgique et des Pays-Bas ou encore un transport majoritairement effectué par la route qui privilégie des axes autoroutiers plutôt que fluviaux. À noter que deux projets d’aménagement tentent de structurer les axes logistiques nord-sud et est-ouest, le canal Seine Nord Europe et l’Axe Seine.
L’observation de l’évolution de la distribution des emplois ouvriers de la logistique à l’échelle de Île-de-France nous permet d’identifier précisément les territoires gagnants et perdants du développement logistique. La carte de la région francilienne (Figure 3) montre une forte polarisation de l’emploi ouvrier logistique dans les franges des agglomérations. Ce phénomène de périurbanisation logistique a été bien documenté sous l’angle des activités ou des entrepôts (Dablanc, Frémont, 2015 ; Heitz, Dablanc, 2015 ; Guerrero, Proulhac, 2015 ; Bahoken, Raimbault, 2012), ces cartes viennent compléter ces analyses par le prisme de l’emploi ouvrier. Suivant des logiques de développement urbain comparables à ce que l’industrie a connu dans les années 1970-1980, la périurbanisation logistique se traduit par le développement d’activités dans des zones d’activités existantes, créées initialement pour le redéploiement des industries, mais également dans de nouvelles zones encore plus éloignées des centres, constituant ainsi un nouveau front métropolitain. Aujourd’hui, la logistique se localise ainsi davantage dans les espaces peu denses des franges métropolitaines, au contraire de l’industrie. En ce sens, la logistique a conquis de nouveaux territoires depuis les années 1980 en allant au-delà des espaces occupés par les activités industrielles, comme les banlieues. Ainsi, les lieux des emplois ouvriers logistiques sont dispersés sur le territoire.
Figure 3 : Localisation des emplois ouvriers de la logistique (2012) par commune en Île-de-France et évolution (1982-2012)
Malgré le phénomène de périurbanisation logistique, les activités logistiques n’ont néanmoins pas complètement disparu des anciennes banlieues industrielles. Les activités logistiques intermédiaires (ne correspondant ni aux standards d’une logistique périurbaine moderne, ni à une logistique urbaine innovante) sont particulièrement présentes dans ces banlieues où l’on retrouve aussi des infrastructures portuaires, aéroportuaires ou encore les marchés d’intérêt national (MIN) (Heitz, 2019). Il s’agit surtout d’activités relevant de la logistique industrielle et du commerce de gros. Parallèlement, apparaissent dans ces espaces de nouvelles activités en lien avec l’évolution des systèmes productifs et l’émergence des plateformes numériques. Ces zones accueillent des infrastructures de distribution du e-commerce, des équipements et la back office de la « gig economy », tels que les « dark kitchens », les espaces d’attente pour les chauffeurs de la plateforme Uber et toute l’organisation des systèmes de livraisons rapides : livreurs à vélo et chauffeurs-livreurs (Aguiléra et al. 2018). Ces activités productives ne compensent pas les effets de la désindustrialisation en termes d’emploi salarié, mais montrent une forme de continuité de la localisation des activités productives en banlieue.
En conclusion, notre analyse permet de remettre en perspective les effets de la désindustrialisation sur le territoire. Au-delà de l’industrie, les emplois ouvriers se sont développés dans de nouveaux secteurs mais aussi de nouveaux territoires, ce qui doit interroger la stratégie des politiques publiques en matière de développement territorial. Le cas francilien est une bonne illustration de la « métropolisation logistique » qui s’explique par une double dynamique spatiale, à la fois de concentration des activités logistiques à l’échelle de la région, et de déconcentration à l’échelle locale, qui se traduit par une croissance dans les périphéries. À l’échelle de la mégarégion, il existe également une compensation partielle des effets de la désindustrialisation par le développement de emplois logistiques, même si la métropole parisienne en a bénéficié davantage que les autres agglomérations.
1 Celle-ci englobe la région Île-de-France ainsi que tous les départements limitrophes (Oise, Aisne, Marne, Aube, Yonne, Loiret, Eure-et-Loir, Eure, et la Seine-et-Marne) et la Seine-Maritime.
2 Nous disposons des données pour 1982, 1990, 1999, 2007 et 2012, dates auxquelles ont été faits les recensements.
3 À noter que nous nous intéressons bien aux emplois ouvriers et que les cadres de la logistique sont exclus de l’analyse, or ceux-ci sont en augmentation sur la période observée.
Bibliographie
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