Parcours « résidentiels » d’entreprises : de la décentralisation industrielle au desserrement rapproché

Université Paris-Est Créteil, EA 7374, Lab’Urba
Publié le

24 juin 2022

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La mégarégion parisienne a été le terrain, de l’après-guerre au milieu des années 1970, d’un important redéploiement géographique du système productif français qualifié de décentralisation industrielle. Celle-ci aurait induit, entre le milieu des années 1950 et 1975, la création de 300 000 emplois industriels au sein de la mégarégion1 hors Île-de-France (Verlaque, 1984), soit la moitié des emplois « transférés » dans ce cadre. Les notions de transfert et de décentralisation ont souvent été critiquées, à juste titre2. Et, non sans ambiguïtés, ce mouvement de fond a participé à la fois des politiques d’aménagement du territoire naissantes, qui faisaient de la déconcentration parisienne un objectif prioritaire3, et des processus de mutation du système productif français d’après-guerre – gains de productivité massifs par déploiement généralisé du fordisme-taylorisme dans l’industrie, avec une division spatiale du travail poussée entre Paris et sa région (Damette, Scheibling, 1992). La combinaison des logiques aménagistes et économiques eut comme résultat paradoxal de profiter d’abord aux zones les plus proches de la capitale (Sud et Ouest du Bassin parisien), là où les incitations financières publiques étaient pourtant les plus comptées. C’est ainsi la proximité des sièges sociaux, la libération de davantage de main-d’œuvre par la modernisation agricole et l’absence de trop fortes pressions sur le marché du travail par les industries préexistantes (contrairement à l’arc Nord-Est de la mégarégion) qui expliquent l’essentiel de la différenciation géographique propre à la décentralisation industrielle.

La figure 1 en témoigne et illustre également la contribution de cette décentralisation à la variation de l’emploi entre 1962 et 1975, la corrélation des deux variables étant assez nette (coefficient de détermination R² de 45 %, si l’on écarte l’Eure-et-Loir et la Nièvre, atypiques).

Bilan « comparé » de la décentralisation industrielle (1954-1975) et des transferts d'établissements (2000-2018)

Figure 1 : Bilan « comparé » de la décentralisation industrielle (1954-1975) et des transferts d'établissements (2000-2018)

L’arrêt au milieu des années 1970 de la décentralisation industrielle, du fait notamment des chocs pétroliers mais aussi de l’amplification du déploiement international du capital productif, n’a pas pour autant stoppé la diffusion d’activités. Régulièrement, le transfert complet d’établissements est utilisé comme un indicateur d’appréciation des liens économiques de l’Île-de-France avec les régions qui l’entourent4. Pour autant, une telle composante du desserrement francilien ne recoupe qu’une petite partie du spectre des flux que recouvrait la décentralisation industrielle5. Et des travaux menés sur la zone d’emploi de Reims entre 1999 et 2005 (Thiard, 2009) ont permis de montrer pour les seules activités productives et péri-productives que sur les 1 370 emplois « reçus » d’Île-de-France sur cette courte période, une quarantaine seulement résultait de transferts complets, le reste découlant de la création de nouveaux établissements par des entreprises ayant leur siège en Île-de-France (catégorie des créations ou extensions décentralisées). L’influence économique révélée par ces transferts n’est donc que la partie la moins déterminante du desserrement de la métropole parisienne sur son aire d’influence régionale, ce que confirme la figure 1 puisque les mouvements 2000-2018 ne sont significatifs qu’au sein de l’aire métropolitaine parisienne (poids minimum de 5 % de l’emploi 2017) – et pas dans l’ensemble de la mégarégion par conséquent – et ils ne deviennent massifs qu’au plus près de Paris, le poids des apports dépassant alors 25 % de l’emploi.

Transferts d'établissements entre zones d'emploi franciliennes et dynamiques de l'immobilier de bureaux

Figure 2 : Transferts d'établissements entre zones d'emploi franciliennes et dynamiques de l'immobilier de bureaux

La dynamique spatiale propre aux transferts complets d’établissements en révèle ainsi la logique. Alors que la décentralisation industrielle reposait essentiellement sur des mécanismes productifs (division socio-spatiale du travail), à l’origine de « parcours résidentiels » des entreprises se construisant à petite échelle, les transferts complets d’établissements observés ici sont plus clairement révélateurs des logiques essentiellement immobilières de ces mêmes parcours – celles spécifiques au jeu du marché de l’immobilier d’entreprise en l’occurrence. Et ce dernier, hyperactif dans le cœur de la métropole parisienne, conduit plutôt à leur inscription à l’échelle assez réduite que représente la zone centrale de la métropole parisienne. Là où la dynamique de l’offre immobilière représentée en figure 2 par la construction neuve de bureaux est la plus importante, c’est-à-dire au cœur de la métropole, le poids des transferts se trouve maximisé, signe que cette mobilité d’établissements n’est pas en soi synonyme de développement économique, mais qu’elle constitue plutôt le signe du rôle auto-organisateur du marché de l’immobilier d’activités, là où son rendement financier est le plus élevé6.

Le solde d’emploi lié aux transferts (figure 3) atteint ainsi des valeurs importantes dans le seul périmètre de l’unité urbaine de Paris, cette variation devenant tout à fait négligeable au-delà. La figure 2 montre même que les pertes parisiennes (100 000 emplois) alimentent surtout les pôles de bureaux limitrophes (Saint-Denis, Nanterre, Boulogne, Montreuil) et qu’à un second niveau les Hauts-de-Seine (« Croissant ouest » des spécialistes de l’immobilier de bureau, marché immobilier désormais mature) font désormais de même.

Intensité et profil de la dynamique des emplois liée aux transferts d'établissements au sein de la mégarégion de Paris

Figure 3 : Intensité et profil de la dynamique des emplois liée aux transferts d'établissements au sein de la mégarégion de Paris

Pour autant, la figure 3 suggère que « le parcours résidentiel » des entreprises révélé par les transferts complets d’établissements, fussent-ils en quantité limitée au-delà du périmètre de l’unité urbaine de Paris, n’obéit pas qu’à une logique immobilière. Le profil sectoriel7 des emplois transférés, déterminé par classification ascendante hiérarchique (sur les seules zones où le transfert est significatif, c’est-à-dire supérieur à 500 emplois entre 2000 et 2018), est ainsi révélateur de quelques-unes des logiques fonctionnelles du desserrement économique de la mégarégion. Celles-ci consistent surtout dans le renforcement de spécialisations préexistantes, dans la diffusion géographique ciblée des logiques de métropolisation8 hors cœur de la mégarégion ou dans l’affirmation de l’économie résidentielle/présentielle là où les dynamiques démographiques sont les plus soutenues. Le profil plutôt industriel des transferts en direction d’Amiens et de Nevers ou l’importance de la logistique le long des axes autoroutiers Nord et Sud au départ de Paris sont ainsi significatifs à leur niveau de la première logique ; le poids notable des transferts de services aux entreprises vers les seules grandes villes du Bassin parisien que sont Orléans, Tours et Caen est révélateur de la seconde, en association d’ailleurs avec des activités de services aux ménages dont la dynamique est ici annonciatrice de la troisième logique. Et la prépondérance de ces mêmes activités et du secteur de la construction dans les zones immédiatement limitrophes de l’aire métropolitaine (de Gisors à Sens) ainsi que dans quelques-unes des grandes villes du Bassin parisien, illustre enfin la troisième logique fonctionnelle, elle-même évocatrice de la notion de système productivo-résidentiel formalisée par certains auteurs (Davezies, Tallandier 2014) pour rendre compte de l’influence économique complexe qu’exercent désormais les métropoles sur leur environnement.

En conclusion, les transferts d’activités au sein de la mégarégion de Paris mesurés de deux manières en partie différentes et à deux périodes distinctes révèlent assez bien l’évolution des liens économiques au sein de ce vaste territoire. Alors que la décentralisation industrielle a pu constituer un temps fort de la redistribution des activités économiques à cette échelle, le mouvement que dessinent plus récemment les seuls transferts complets d’établissements montre la portée géographique plus limitée des dynamiques induites. Plus particulièrement, les logiques de l’offre (voire de la suroffre) en immobilier d’entreprise au cœur de la métropole parisienne surdéterminent une redistribution importante des emplois à cette seule échelle, même si des liens faibles s’esquissent au-delà, en relation fréquente avec des vocations fonctionnelles préexistantes (dans l’industrie ou la logistique) ou en lien avec une diffusion ciblée des logiques de métropolisation et plus diffuse des emplois de services à la population.

1 Le périmètre retenu est celui du Bassin parisien défini par la Datar dès la fin des années 1960, à savoir les régions Normandie et Centre Val-de-Loire, les anciennes régions Picardie et Champagne-Ardenne, ainsi que les départements de l’Yonne, de la Nièvre et de la Sarthe.

2 Les travaux sur la décentralisation industrielle cités en référence ont en effet montré que les décentralisations complètes d’entreprises ont été un cas de figure plutôt rare, le mouvement prenant surtout la forme de décentralisations totales ou partielles de la fabrication – avec, exceptionnellement, un transfert du siège –, voire d’extension décentralisée par création d’un nouvel établissement de production s’ajoutant aux unités déjà existantes de l’entreprise.

3 La décentralisation industrielle a elle-même été relayée dans les années 1960 par une décentralisation tertiaire beaucoup moins aisée à quantifier et dont Orléans a été au sein de la mégarégion un exemple significatif (implantation du BRGM et du centre de chèques postaux de Paris, par exemple).

4 Le transfert complet d’établissements est compilé par l’INSEE dans un fichier, le fichier PSMTRETAB, lui-même issu du fichier Sirene. Depuis plus de 20 ans, l’Institut Paris Région et l’INSEE l’utilisent pour produire de nombreuses analyses reposant sur la portée du desserrement des activités franciliennes. On utilise également ici ce fichier sur une période longue, 2000-2018, ce qui permet de repérer des mouvements de fond et de s’affranchir du caractère conjoncturel ou contingent de certains transferts. L’emploi transféré est estimé à partir de la médiane de la tranche de taille des établissements transférés.

5 En 1975, ces transferts complets représentaient 125 000 des 600 000 emplois décentralisés sur toute la France, soit un peu plus de 20 % (Verlaque, 1984, p. 40-41). A titre de comparaison, les extensions/créations décentralisées représentaient elles aussi plus de 20 % et les décentralisations partielles d’établissements 28 % des emplois décentralisés.

6 Les données relatives à la construction sont décalées de deux ans car il s’agit des surfaces commencées et non des surfaces livrées. Les emplois transférés étant majoritairement des emplois tertiaires (hors commerces et services) et donc de bureaux, on n’a retenu que ce seul indicateur. La corrélation entre le taux de variation de la surface des bureaux entre 1998 et 2015 et le taux de variation de l’emploi (1999) dû au solde des transferts révèle ainsi pour les zones d’emploi franciliennes un coefficient de détermination R² élevé de 48 %, tout à fait significatif du rôle de l’offre immobilière dans la dynamique interne de l’emploi de la métropole parisienne.

7 Les 36 ou 38 postes de la NAF ou de la NES du fichier PSMTRETAB ont été recodés en 7 secteurs : industrie, construction, services publics et collectifs, services aux ménages, services de flux, services financiers et immobiliers, services aux entreprises.

8 La métropolisation est entendue comme le processus économique de croissance des activités du « tertiaire supérieur » au sens large, et plus particulièrement ici des services aux entreprises, des services financiers et des services immobiliers correspondant aux secteurs économiques utilisés pour la construction de la typologie.

Bibliographie

Léon, O. (2020), L’agglomération parisienne dans le bassin parisien : une influence forte au nord et à l'ouest et plus modérée à l'est, INSEE Analyses Ile-de-France, n° 115.

Calvier C. et al. (2017). La petite couronne au cœur des transferts d’établissements franciliens, Insee Analyses Ile-de-France, n°51.

Damette, F. Scheibling, J. (1992). Le Bassin parisien. Système productif et organisation urbaine, Paris, La Documentation française, 1992, 103 p.

Davezies, L. et Talandier, M. (2014), L’émergence de systèmes productivo-résidentiels. Territoires productifs –  territoires résidentiels : quelles interactions ?, Paris, La Documentation Française.

Gilli, F. (2007). Pôles nourriciers et pôles spécialisés. Les transferts d’établissements dans la Région Urbaine de Paris, in Pumain, D. et Mattei, M.-F. (eds), Données Urbaines 5, 283-299.

Thiard, P. (2009). L'attractivité rémoise en questions, in Grangé, A.-M. Grandjean, P. Reynaud A. (coord.), Les vertus de l’interdisciplinarité, Mélanges offerts à Marcel Bazin, Les Cahiers de l’IATEUR n° spécial, 425-441.

Verlaque, C. (Dir.), (1984). 30 ans de décentralisation industrielle en France (1954-1984), Cahiers du CREPIF, n°7.